jeudi 11 novembre 2021

La milice nobiliaire : l'arrière ban en France (XVe-XVIIe siècles)

Dans la même veine que mes articles sur les corsaires français (ici et ) c'est une nouvelle description de combattants historiques que je vous propose aujourd'hui. Il s'agit de plonger dans une institution méconnue de la noblesse française qui a existé de 1445-1449 à la fin du règle de Louis XIV (mort en 1715) : l'arrière-ban. Il s'agit d'une institution à vocation militaire qui concernait essentiellement la noblesse de l'époque. C'est ainsi l'occasion d'en apprendre plus sur la petit noblesse de province du milieu du XVe à la fin du XVIIe siècle. En effet, en tant qu'escrimeurs de spectacle c'est souvent ce genre de personnages que nous pouvons être amenés à insérer dans nos scénarios et à interpréter. Cela permet de mieux comprendre leur rapport aux armes et d'avoir des idées de scènettes.

Nous allons donc plonger plus avant dans cette institution, son organisation, les obligations d'armement ainsi que son impact dans la guerre et la société.

Avis pour l'appel du ban de 1639
Archives de la Galaure (voir article)

L'organisation de l'arrière-ban

L'institution de l’arrière-ban est l'héritière d'une longue tradition de mobilisation des guerriers que l'on peut faire remonter aux peuples germaniques. Dans les sciences sociales le terme "guerrier" désigne en principe un combattant qui l'est par nature, par son appartenance à une catégorie sociale. Ce n'est pas un métier mais un état et c'est ainsi le cas de la noblesse médiévale : de part la théorie des trois ordres (théorisée autour de l'an Mille) le second ordre, les "bellatores", la noblesse, a pour tâche d'assurer la protection des trois autres et donc de combattre. Dans la société féodale le roi pouvait ainsi mobiliser ses vassaux directs (le ban) et les vassaux de ceux-ci (l'arrière-ban) pendant 40 ou 60 jours selon les coutumes.

Au XVe siècle cette mobilisation était surtout théorique et dés le XIIe siècle la plupart des troupes montées étaient constituées de vassaux mais ceux-ci étaient payés pour la campagne militaire qu'ils effectuaient. De fait la noblesse avait bien évolué à l'époque et le roi de France avait annexé à son domaine royal la majorité des comtés et duchés qui étaient à l'époque ses vassaux directs. L'armée et son recrutement avaient été bien modifiés par la Guerre de Cent ans avec des campagnes qui s'étendaient en longueur et des compagnies plus ou moins permanentes. C'est vers la fin de celle-ci qu'entre le roi Charles VII adopta, entre 1445 et 1449, une série de réformes visant à réorganiser l'armée du Royaume de France. Il créa ainsi une armée de métier permanente avec les compagnies d'ordonnance comprenant la "petite ordonnance" (les garnisons) et la "grande ordonnance" (l'armée de campagne). Mais ce sont ces réformes qui organisèrent également les milices du Royaume : les Francs archers et, celle qui nous concerne ici : l'arrière-ban. Le duché de Bretagne (1452) et les États bourguignons (1474) adoptèrent rapidement des institutions assez similaires. Plusieurs réformes eurent lieu modifiant l'armement exigé ou l'organisation du recensement.

D'après Michel NASSIET. La noblesse en France au XVIe siècle d'après l'arrière-ban. In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 46 N°1, Janvier-mars 1999. Les noblesses à l'époque moderne. pp. 86-116;

L'arrière-ban est donc l'héritier de ce service militaire dû aux nobles ou, plus exactement, aux possesseurs de terres dites nobles. Ces derniers peuvent donc également être des roturiers ayant acheté des terres nobles, le plus souvent pour vivre noblement (comprendre : sans travailler) et espérer ainsi être un jour anoblis. Chaque possesseur de terre noble devait ainsi fournir au moins un combattant armé et (en principe) monté sur convocation des représentants du roi. Il s'agissait en principe du possesseur des terres mais une substitution pouvait être opérée, notamment si le possesseur des terres n'était pas en état de combattre. Notons que les hommes qui étaient déjà membres des compagnies d'ordonnance étaient logiquement dispensés du service de l'arrière-ban.

L'arrière-ban était organisé par évêché et, pour s'assurer que les combattants étaient armés correctement des montres étaient régulièrement organisées. Les hommes devaient s'y présenter en armes et leur équipement et leur présence étaient ainsi vérifiés, donnant lieu à des amendes en cas de manquements. Des capitaines permanents de l'arrière-ban furent également nommés à partir de 1467, en général parmi les figures prestigieuses de la région. Les effectifs théoriques variaient (parfois du simple au double) selon les évêchés mais étaient de plusieurs centaines de combattants. L'arrière-ban pouvait être mobilisé pour une durée de 40 jours pour une campagne extérieure ou 3 mois pour une campagne intérieure. Notons que les gentilshommes touchaient pendant ce temps une solde (assez maigre). La mobilisation pouvait concerner tout un évêché ou seulement une partie de celui-ci. Ainsi au début de la période il fut plutôt mobilisé en masse puis plutôt par petits groupes voire en assurant des rotations afin de pouvoir garder des hommes en arme de manière permanente sur un territoire frontalier.

Notons également qu'au temps des troubles de religions (1562-1598) l'arrière-ban constitua un vivier de petits nobles en armes pour les différents partis comme le parti huguenot ou la Ligue catholique menée par la famille de Guise.

Règlement de Louis XIII sur la convocation de l'arrière-ban
Source : gallica.bnf.fr / BnF

Un équipement en fonction de la fortune

On en vient ensuite à évoquer l'armement exigés de ces nobles. On imagine volontiers ceux-ci en chevaliers revêtus d'une armure complètes et montés sur un fort destrier mais les réalités de la noblesse étaient dés cette époque moins brillantes. Tout d'abord la plupart n'étaient pas adoubés chevaliers et portaient le titre d'écuyers pour des raisons que je ne détaillerai pas ici, ajoutons la part non négligeable de roturiers possesseurs de terres nobles et astreints eux aussi au service de l'arrière-ban. De plus l'équipement que je viens de décrire était fort coûteux et rares étaient ceux qui pouvaient en supporter les frais. Enfin l’institution a existé pendant peut-être deux cents ans et l'armement a évolué tout au long de ces deux siècles. Néanmoins une constante principale est resté qui est qu'il s'est agit le plus souvent d'un service monté. Il y a eu deux tentatives (en 1480-1485 et 1541-1548) pour transformer tout ou partie de l'arrière-ban en infanterie mais elles furent vite abrogées et l'arrière-ban resta majoritairement une cavalerie.

Homme d'armes à cheval avec lance en 1599 par Jacob II de Gheyn
Dans les collections du Rijksmuseum d'Amsterdam

On peut cependant distinguer deux périodes : du milieu du XVe au milieu du XVIe siècle et après le milieu du XVIe siècle. Il convient alors de parler des types de combattants qu'on pouvait rencontrer à l'époque.

Dans la période 1450-1550 le modèle militaire est donné par les compagnies d'ordonnance. Celle-ci rassemblent les combattants en "lances", qui est d'abord une unité de compte. La lance rassemble en théorie six hommes, tous montés. Elle est organisé autour d'un homme d'armes vêtu de l'armure de plates complètes appelée "harnois blanc" et monté sur un puissant cheval de guerre nommé "destrier" ou "coursier". Celui-ci est accompagné au combat par un page non combattant chargé de s'occuper des chevaux et par au moins un autre combattant nommé "valet" ou "coutillier". Celui-ci est moins lourdement armé puisqu'il ne porte qu'une brigandine ou un haubergeon comme armure ainsi qu'un "harnois de tête" (un casque). Il combat avec une hache de pas ou une autre arme d'hast (comme la coutille). Deux archers montés et un autre page ou un valet complètent la lance. Les archers sont a priori armés plus ou moins de la même façon que le coutillier mais portent des arcs ou des arbalètes, remplacés peu à peu par des arquebuses.

Au milieu du XVe siècle la plupart du temps ces gens combattent à pied sur le champ de bataille d'où l'intérêt du page pour garder les chevaux. Hommes d'armes et coutilliers combattent dans les mêmes unités tandis que les archers forment des compagnies de gens de trait. Néanmoins la charge de cavalerie, lance en main, existe toujours dans les escarmouches puis revient à l'honneur au début du XVIe siècle.

Ainsi les nobles de l'arrière-ban sont divisés essentiellement entre les plus riches qui doivent présenter un équipement d'homme d'arme et les autres qui ont un équipement nommé d'archer ou de brigandinier c'est à dire probablement une brigandine (mais cela peut aussi être un haubergeon de mailles ou un jacque) avec un casque. Dans les registres ceux-ci portent aussi bien des armes d'hast que des arcs, arbalètes ou, plus tard, arquebuses. Enfin les plus pauvres sont à pied, parfois sans aucune armure et avec un simple javeline (une lance courte). Ceux-ci sont parfois renvoyés pour pauvreté ou, plus tard, des ordonnance essaie de rassembler leurs contributions pour armer à plusieurs un brigandinier. Ainsi l'équipement de l'arrière-ban imite celui des compagnies d'ordonnance permettant de former des unités d'hommes d'armes accompagnés de brigandiniers et des unités de gens de trait.

Cette image illustre ce que pouvait être un homme d'armes accompagné de trois valets ou coutilliers et nous donne une idée de l'armement au XVe siècle
Abigail implorant le roi David dans le Speculum humanae salvationis (milieu du XVe siècle)
 

Vers le milieu du XVIe siècle les armes à feu individuelles se développent et notamment les pistolets. Les reîtres, ces cavaliers mercenaires allemands, inventent la tactique de la caracole qui consiste à passer à cheval en file indienne devant l'ennemi en déchargeant ses pistolets. Elle a l'avantage de demander moins de technicité et d'entraînement que la charge à la lance de cavalerie (et un cehavl moins coûteux) et est bientôt adoptée par la plupart des cavaliers légers d'Europe. Un nouveau type de cavalerie apparaît : le chevau-léger, plus légèrement protégé (en général une cuirasse et un casque ouvert) que l'homme d'armes et armé d'une paire de pistolets. L'arrière-ban s'est ainsi adapté à ce nouvel armement et, si l'équipement d'homme d'armes demeurait en vigueur pour les plus riches, les brigandiniers se muèrent en chevau-légers. C'est ainsi que l'on voit des troupes importantes de chevau-légers durant les guerres de religions comme celle que le protestant Agrippa d'Aubigné menait en 1571.

Trois cavaliers armés de pistolets par Jacob II de Gheyn (1599).

L'arrière-ban, la noblesse et la guerre

Ainsi l'institution de l'arrière-ban permettait le maintient dans le royaume d'une importante population de nobles armés et sommé de se tenir prêt à combattre. Elle a permis aux nobles de justifier leurs privilèges car ils étaient ainsi toujours susceptibles d'avoir à payer l'impôt du sang en étant mobilisés. Quant aux roturiers détenteurs de fiefs, elle était pour eux une marche supplémentaire vers l'anoblissement. L'arrière-ban justifiait l'éducation aux armes des nobles et maintenait leur lien avec le métier des armes. Ainsi l'éducation du gentilhomme devait en principe comprendre l'apprentissage de l'équitation et du maniement des armes par l'escrime (et probablement le tir au pistolet plus tard). En cela elle constituait également un important vivier de recrutement pour l'armée régulière. Jusqu'au XVIIe siècle l'arrière-ban jouissait d'un certain prestige même si ce n'était pas celui des compagnies d'ordonnance et ce n'est qu'au cours de ce XVIIe siècle que l'arrière-ban devint une institution moquée et surannée. Notons également chez elle un rôle social puisque les montres permettaient aux nobles de la même région de se rencontrer et de discuter de tout autres affaires que la guerre.

Il convient de s'interroger aussi sur la valeur militaire de l'arrière-ban. On l'a dit, en dehors des montres ou des levées, les gentilshommes ne s'entraînaient pas ensemble et ne bénéficiaient d'aucune formation commune. Or la valeur militaire d'une troupe tient en général à sa capacité à manœuvrer et à la coordination au combat de ses membres plus qu'à leur valeur individuelle. On en conclue qu'il ne fallait pas forcément attendre de miracles de cette milice, forcément moins efficace que les compagnies d'ordonnance ou que la maison militaire du roi de France qui s'entraînaient ensemble beaucoup plus souvent.

Chasse au sanglier par Antonio Tempesta (1600-1620) - la chasse à courre nécessitait de coordonner les équipes de chasseurs et était un bon entraînement à la guerre.
Dans les collections de Rijksmuseum d'Amsterdam

Néanmoins il ne faut pas lui attribuer de valeur nulle. Tout d'abord la noblesse pratiquait régulièrement l'équitation à des fins de loisir ou de chasse et la plupart des gentilshommes de l'arrière-ban devaient être de bons cavaliers. On a dit également qu'ils avaient en principe tous reçu une formation aux armes et on peut ajouter que les obligations sociales de "tenir son rang" pouvaient les inviter à être plus courageux que la moyenne. L'arrière-ban a souvent été déployé de manière défensive sur les frontières, pour renforcer les places fortes ou pour prévenir les incursions et les pillages. Cela fut notamment le cas de l'arrière-ban de Bretagne en 1543 et de 1552 à 1554 pour protéger les côtes des pillages des Anglais. Dans ce rôle une troupe de cavalerie capable d'intervenir rapidement et de chevaucher en terrain accidenté est idéale. Il en va de même pour ce qui est de mater des révoltes, mission pour laquelle les gentilshommes ont souvent été convoqués. Il suffisait de lever les troupes dans une région fiable et le statut social plus élevé des cavaliers de l'arrière-ban assurait de leur loyauté au roi, surtout face à des paysans.

Il est même arrivé que l'arrière-ban vienne renforcer l'armée régulière. Ainsi en 1544 et 1545 le roi François Ier convoqua les arrières-bans de Poitou, de Civray et d'Anjou pour faire face aux immenses troupes réunies par l'alliance entre l'Empereur et la couronne d'Angleterre. Il était prévu qu'il prenne place à l'arrière-garde au sein de l'armée royale. De même en 1553 à Corbie les 3000 chevaux de l'arrière-ban constituaient à eux seuls 30% de la cavalerie et 20% l'année suivante. Enfin les Guerres de Religion furent l'occasion pour les rois de lever souvent les arrières-bans et on a vu que ceux-ci ont également constitué des viviers de recrutement pour les armées ligueuses ou protestantes.

La Bataille de Fontaine-Française en 1595 a vu la victoire des troupes françaises d'Henri IV sur l'alliance des Ligueurs des Espagnols. Une partie au moins des cavaliers ligueurs devaient être des nobles originellement soumis au service de l'arrière-ban.
Gravure de Franz Ogenberg (1595-1597) dans les collections du Rijksmuseum d'Amsterdam
 

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L'arrière-ban, héritier des levées féodales et mêmes germaniques, a donc constitué pendant longtemps un cadre social dans lequel les gentilshommes ou ceux qui aspiraient à le devenir ont pu exprimer leur lien avec l'univers guerrier. Il explique et justifie une éducation guerrière de la noblesse et impose la possession d'un équipement de guerre à domicile. Jusqu'à la fin du XVIe siècle il fut une force d'appoint efficace pour les rois de France qui permettait de libérer les unités régulières de missions de garde des frontières terrestres ou maritimes.

Du point de vue de l'escrime de spectacle j'espère que cet article vous permet de vous faire une meilleure idée de la petite noblesse de l'époque (c'est aussi celle d'où sont issus nos héros de romans de cape et d'épée). La question se pose de quels scénarios monter pour vos spectacles de combat à partir de cela ? Je me contenterai seulement de poser quelques pistes : querelle familiale, défense face à des incursions de pillards, gentilshommes contre révoltés ou la classique opposition Huguenots/Ligueurs durant les Guerres de Religion. Mais on peut en trouver bien d'autres...

Bibliographie succincte

Philippe CONTAMINE. Guerre, État et société à la fin du Moyen-Âge Tome 1. Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales. Paris 2004

Michel NASSIET. La noblesse en France au XVIe siècle d'après l'arrière-ban. In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 46 N°1, Janvier-mars 1999. Les noblesses à l'époque moderne. pp. 86-116;

Antoine RIVAULT, « Le ban et l’arrière-ban de Bretagne : un service féodal à l’épreuve des troubles de religion (vers 1550-vers 1590) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [En ligne], 120-1 | 2013, mis en ligne le 30 mars 2015

André CORVISIER. La Noblesse militaire. Aspects militaires de la noblesse française du XVe et XVIIIe siècles. Texte d'une communication présentée en octobre 1973 au colloque franco-allemand de Rennes

Anne-Valérie SOLIGNAT « Les noblesses auvergnate et bourbonnaise au XVIe siècle » Adel im Wandel (16.-20. Jahrhundert) 2009

Lois FORSTER. Chevaliers et hommes d’armes dans l’espace bourguignon au XVe siècle. Thèse Histoire. Université de Lille, 2018. Français. NNT : 2018LILUH030