Dans mon précédent article sur les corsaires français, j'ai parlé des conditions juridiques de la course ainsi que de l'armement et des équipages. Il me reste cependant à récapituler l'histoire de la guerre de course en France et à parler des tactiques et de guerre de course qui ont existé durant toute cette période. Je vais donc tout d'abord faire un bref historique des corsaires français puis parler de la Grande course mais aussi de la petite course, moins bien connue.
Notons que je n'évoquerai pas l'épisode particulier de la Flibuste dans les Caraïbes, activité à mi chemin entre l'activité corsaire et la piraterie et surtout beaucoup moins encadrée juridiquement.
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Jean-Baptiste Henri Durand-Brager- Combat de la corvette de Bordeaux, corsaire français La Dame-Ambert, contre la frégate anglaise Lily, le 15 juillet 1804 (2e quart 19e siècle)
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Une brève histoire des corsaires français
Nous avons des traces d'activité corsaire dans la Manche dés le Moyen-Âge et notamment durant la Guerre de Cent Ans. À cette époque beaucoup de petites îles ou petits ports pratiquaient la piraterie, le brigandage à terre ou se transformaient en naufrageurs. La distinction entre pirates et corsaires était alors on ne peut plus confuse. Néanmoins, très tôt, les souverains se sont mis à encadrer la course par une législation de plus en plus précise. Ainsi la plus ancienne lettre de marque aurait été attribuée par Philippe Auguste à Eustache le Moyne de Boulogne pour s'attaquer aux navires anglais en 1206 ; en 1373, une ordonnance Charles V donnait une forme légale au système de liquidation de prises.
Après une accalmie à la fin de la Guerre de Cent Ans le traité de Tordésillas, signé en 1498 entre les couronnes espagnoles et portugaises et interdisant l'accès aux Amériques à tout navire étranger vint relancer l'activité corsaire. Il faut ici citer l'armateur dieppois Jean Ango et son capitaine le plus célèbre, Jean Fleury qui attaqua les Espagnols à partir de 1516. En 1520 il attaqua Saint-Domingue mais son plus grand exploit fut la capture, en 1523, de deux des trois caravelles ramenant le trésor de l'empereur aztèque pillé par Cortès. Jean Fleury était alors à la tête d'une impressionnante flottille de 3 nefs et 5 galions. En 1522, un autre capitaine d'Ango, Jean Fain, captura 7 galions espagnols. Ces exploits ouvrirent la voie aux autres corsaires européens, privés eux-aussi de l'accès aux Amériques par les Espagnols.
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Jean Ango, grans armateur dieppois, son épouse et leur fille Marie Ango en prière. Miniature des Heures Ango. (vers 1514)
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En 1568 commença la Guerre de Quatre-Vingts Ans où les Calvinistes hollandais se révoltèrent contre la domination des très catholiques rois espagnols. Les corsaires révoltés hollandais commencèrent alors à attaquer les navires espagnols dans l'Atlantique. Ils furent surnommés "les Gueux de mer" et furent souvent rejoints par des Protestants français ou anglais. Il faut dire que le monde des gens de mer avait été en grande partie converti à la religion réformée (jusqu'à un tiers de la ville de Dieppe au XVIe siècle par exemple), ce n'était d'ailleurs pas un hasard si un protestant comme Gaspard de Coligny fut amiral de France. La guerres de religion en France perturbèrent ces activités et après la mort d'Henri IV, Richelieu décida de mettre fin au pouvoir protestant en prenant la Rochelle (1627-1628). Néanmoins, durant l'essentiel du XVIIe siècle l'ennemi fut principalement espagnol puis, occasionnellement, hollandais ou anglais (surtout vers la fin du siècle).
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Gravure représentant des Huguenots attaquant un navire catholique tiré de l'ouvrage Les horribles cruautés des huguenots (1587)
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Au milieu du XVIIe siècle d'importants changements s'opèrent dans la marine. C'est d'abord la distinction définitive entre navire marchands et navires de guerre qui s'opère avec une place de plus en plus prépondérante des canons sur l'abordage pour la guerre navale. Il n'est alors plus possible de transformer à peu de frais des navires marchands en navires de guerre d'où une augmentation conséquente du coût des navires. Notons que cette affirmation est beaucoup moins vraie pour les corsaires qui ont continué à utiliser certains navires civils rapides et manœuvrants autant que de petits navires de guerre. C'est aussi la naissance de politiques navales affirmées, d'abord en Angleterre avec Cromwell puis en France avec Mazarin puis Colbert, même si Richelieu avait déjà amorcé certaines choses. C'est là que ce met, par exemple, en place le système des classes.
Au niveau de la guerre de course il faut remarquer qu'en 1662 la ville de Dunkerque devient définitivement française (après avoir changé de souveraineté pendant vingt ans entre l'Espagne, la France et l'Angleterre). Avec cette acquisition le Royaume de France acquit une base corsaire de premier ordre avec tout le savoir-faire des Câpres ainsi qu'on appelait les corsaires de la ville. Le célèbre Jean Bart (1650-1702) était déjà issu d'une longue lignée de corsaires et armateurs. La situation de la ville, isolée pendant des décennies entre les Pays-Bas, l'Angleterre et la France avait fait de l'activité corsaire la principale source de revenus des marins locaux.
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Vue de Dunkerque du côté de la mer - gravure de 1750 Les deux jetées déterminent un chenal creusé dans le sable de la plage et sans lequel les navires s'échoueraient.
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Durant toute la seconde moitié du XVIIe siècle et le XVIIIe siècle la guerre de course battit son plein au point que par une ordonnance de 1681, Colbert apporta de nouvelles précisions sur l'activité corsaire. L'ennemi fut surtout anglais ou hollandais et la guerre de course eut souvent la fonction de pallier la faiblesse de la flotte de guerre, la France s'avérant incapable de construire et d'armer autant de vaisseaux de guerre que ses ennemis. L'historien Patrick Villiers note cependant que le principal objectif de la France à cette époque était d'abord de préserver son commerce avec les colonies et que celui-ci ne s'arrêta pas malgré la supériorité navale de ses ennemis. L'attaque des marchands des pays en guerre se fit aussi bien dans la Manche et la Mer du Nord que dans l'Atlantique et les Caraïbes voire ailleurs dans le Monde.
Durant la Révolution française la guerre de course fut un temps remise en cause avant de repartit de plus belle contre les ennemis du pays. La Révolution et l'Empire ont vu les exploits de Surcouf et des corsaires malouins (mais aussi des corsaires du Nord de la France). Mais à partir des années 1807, les mesures importantes prises par la Royal Navy ont finit par rendre la course peu rentable, notamment en reprenant très souvent les navires capturés par les Français. La France n'arma ensuite plus de corsaires, seuls les navires de guerre de la Marine s'attaquaient aux marchands ennemis. Finalement, lors du traité de Paris, le 16 avril 1856, les grands pays européens renoncèrent à armer des corsaires et scellèrent la fin de la guerre de course privée. Car la guerre de course militaire se poursuivit, notamment avec l’utilisation des sous-marins.
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Je remets ici l'un des plus grands exploits de Robert Surcouf dans l'Océan Indien Prise du Kent par la Confiance en 1800 (tableau d'Ambroise-Louis Garneray 1835) |
La "grande course" et les corsaires ambitieux
Cette guerre de course est la plus évidente quand on parle de Corsaires. Il s'agit de "monter" des navires capables de porter un équipe très important (dépassant souvent la centaine d'hommes) et d'aller en haute mer attaquer les bâtiments marchands. Le navire du corsaire doit néanmoins être rapide et manœuvrant pour pouvoir rattraper facilement sa cible. La rapidité d'un navire dépend de plusieurs facteurs : sa coque et notamment le rapport longueur-largeur, mais aussi son poids et l'étendue de sa voilure. Le type de voilure détermine également la vitesse en fonction de la direction du vent. Concrètement les voiles carrées donnent d'excellentes allures lorsque le vent vient plutôt depuis l'arrière (grand largue ou vent arrière) ou des côtés (largues) et sont très inefficaces lorsque le vent vient plutôt du devant (au près). Les autres voiles : triangulaires, auriques, au tiers ou bermudiennes, sont en général plus efficaces au près et au largue et moins au grand largue et par vent arrière. Certains de ces gréements demandent aussi beaucoup moins de marins que les voiles carrées et sont également appréciés des marchands pour cela, mais ce n'est pas un problème chez les corsaires avec leurs équipages pléthoriques. C'est aussi en grande partie le type de voilure qui détermine la manœuvrabilité d'une embarcation, de même que sa taille : plus on est petit, plus on vire rapidement de bord.
Il en résulte que tous les bâtiments ne sont pas intéressants à armer en corsaires et que les corsaires ne peuvent pas avoir de très gros navires. Ainsi, les vaisseaux de la ligne de bataille, deux ponts et trois-ponts sont beaucoup trop lents et pesants pour faire des navires corsaires et ceux-ci avaient souvent une capacité d'une centaine de tonneaux avec quelques exceptions. Les plus grands navires corsaires étaient en général des frégates, il s'agit d'un type de navire perfectionné à Dunkerque au cours du XVIIe siècle et taillé pour la guerre de course à l'époque de la guerre de 80 ans des rois d'Espagne contre les Hollandais (Dunkerque était alors encore espagnole). Les frégates sont des navires de guerre d'escorte, de liaison ou d'exploration en principe trop frêles pour s'aligner sur la ligne de bataille face aux deux ou trois ponts qui les pulvériseraient. En revanche elles font d'excellents navire de course. Il en va de même de la version plus petite de la frégate, la corvette qui présente les mêmes qualités. Les bricks et les brigantins (leur version réduite et archaïque), souvent destinés au transport rapide (hélas, bien souvent, d'esclaves) étaient en général les navires civils les plus adaptés. Mais on a également employé beaucoup de lougres, navires à deux mats très répandus dans la Manche et qui servaient à la pêche au hareng ou à la morue de même que des embarcations dénommés "barques longues" ou "pinasses" qui ont également servit de corsaires. À partir du XVIIIe siècle on voit également des goélettes utilisées par les corsaires.
Ces navires sont généralement la propriété d'armateurs des ports français qui choisissent de les utiliser en corsaires plutôt que de se risquer à pêcher en eaux ennemies ou à les charger de marchandises. Il arrivait assez régulièrement aussi, surtout pour les frégates, que le roi de France prête ou loue des bâtiments de guerre à des armateurs privés pour qu'ils les armes en course. Enfin, les petits navires de guerre eux-mêmes capturaient parfois des marchands ennemis directement pour le compte du Roi.
La tactique consistait à croiser près des routes commerciales pour repérer un navire isolé et l'attaquer. Mais très vite les marchands se sont mis à circuler en convois pour se protéger les uns les autres et il était très fréquent qu'un convois soit escorté par un ou plusieurs navires de guerre, auquel cas les navires marchands étaient très peu armés avec des équipages réduits puisqu'ils comptaient sur les navires de guerre pour les protéger. Dans pareil cas le corsaire devait d'abord se débarrasser de l'escorte avant de capturer les marchands. Les corsaires pouvaient cependant opérer à deux : pendant que l'un affronte l'escorte, l'autre en profite pour capturer les marchands, Duguay-Trouin nous l'explique très bien dans ses mémoires. Vers la fin du XVIIe siècle la Compagnie des Indes Orientales britannique opta pour une autre stratégie : de gigantesques navires nommés Indamen chargés de marchandises et de la taille d'un vaisseau de ligne et arborant, comme ces derniers, deux ponts de batteries de canons. Ils voyageaient seuls ou de conserve avec un autre Indiaman. C'est l'un de ceux-ci, le Kent (1200 tonneaux, 300 hommes et 26 canons), que prit le corsaire Surcouf le 7 octobre 1800 avec sa corvette la Confiance (450 tonneaux, 150 hommes et 18 canons d'un calibre bien inférieur).
Le combat avec les marchands se faisait toujours à l'abordage puisqu'il
était hors de question de couler l'embarcation et sa précieuse
cargaison, mais le plus souvent, en infériorité numérique et moins
déterminé, l'équipage de la cible se rendait sans combattre. Face aux
navires de l'escorte, si il ne fuyait pas, le corsaire choisissait le
plus souvent l'abordage car il était souvent moins bien pourvu en
canons. L'abordage était une petite bataille rangée où s'affrontaient en général moins de 100 ou 150 hommes de chaque côté. Les écrits du Lieutenant Pringle Green témoignent cependant que les tactiques et l'es ruses de guerre n'en étaient pas absentes et que l'entraînement, la discipline et le courage des hommes était essentiel à la victoire.
Une fois un navire capturé il fallait s'emparer de sa cargaison, or les embarcations des corsaires étaient rarement aussi gros que les marchands et la solution la plu simple consistait le plus souvent à acheminer le bâtiment lui-même au port français le plus proche. Le capitaine choisissait parmi ses officiers majors un capitaine de prise et prélevait des hommes sur son propre équipage pour manœuvrer le navire capturé. Ces navires étaient donc très vulnérables et il n'étaient pas rare qu'ils soient repris, surtout si la nation adverse multipliait les patrouilles. Ainsi, à partir du milieu des années 1800 la majorité des navires capturés dans la Manche par les corsaires français étaient repris par la Royal Navy rendant l'armement en course déficitaire pour les armateurs.
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Ambroise-Louis Garneray Abordage du Triton par le Corsaire le Hasard (XIXe S.) (Notons que le peintre de marine A. Garneray a été un des membre de l'équipage de R.Surcouf)
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La "petite course" et les corsaires opportunistes
Mais même lorsque les embarcations sont plus petites l'activité corsaire est toujours possible. À côté des navires de haute mer on trouve tout une flottille de petits bâtiments corsaires de quelques dizaines de tonneaux et montés par autant d'hommes, parfois une vingtaine seulement. À Dieppe, durant les trente années qui ont suivi la destruction quasi-totale de la ville (en 1694) c'était d'ailleurs la seule activité corsaire pratiquée par faute de moyens ou, peut-être, pour éviter de trop puissantes représailles. Les ports de la Manche et de la mer du Nord ont presque tous pratiqué cette "petite course".
Les embarcations sont de petits caboteurs, des navires de pêche de petite taille mais ils peuvent être également de petites corvettes. Ainsi en 1688, le corsaire Jean Doublet, ne trouvant à Dunkerque aucun bâtiment propre à la course accepte d'armer une corvette de 4 canons ramenée de Jamaïque par un anglais, son équipage se monte alors à 35 hommes en tout ! Là encore on remarque que tous ces bâtiments corsaires sont surchargés d'hommes, facilement un homme par tonneau.
Ils n'opèrent que dans une zone proche, à quelques
jours de mer tout au plus et s'attaquent aux cibles les plus faciles :
leurs victimes sont le plus souvent des bateaux de pêche ou des
caboteurs locaux. Les butins sont alors assez maigres (poisson, bois et
planches, verre à vitre, pavés...). Ils peuvent cependant s'associer à
d'autres navires pour faire des prises "de conserve" c'était d'ailleurs une des caractéristiques des corsaires dunkerquois qui montaient souvent de petites embarcations opérant en lien étroit avec les frégates du roi (louées ou non). Une solution pouvait également être de s'attaquer aux navires de prises, c'est à dire ceux déjà capturés par des corsaires ennemis et qui n'avaient ainsi qu'un équipage réduit. Enfin, pour les plus audacieux la ruse pouvait permettre de très belles prises. Ainsi en 1688 la France est en guerre contre la Hollande mais pas l'Angleterre et Jean Doublet apprend qu'une forte pinasse de 600 à 700 tonneaux et 40 canons attends dans le port de Saltach en Cornouailles. Se faisant passer pour un marin de Bruges il interroge le capitaine et apprend que celui-ci n'a que 38 hommes à son bord et ne partira pas que dans un convoi. Il décide alors de voler un petit bateau de pêche anglais et de s'emparer de nuit du navire.
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Extrait du journal de Jean Doublet racontant l'attaque d'un navire hollandais dans le port anglais de Saltach en 1688.
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Évidemment ces petits bateaux devaient souvent renoncer à attaquer des navires plus puissants qu'eux et se mettre à l'abri de leurs canons. Parfois même ils devaient échapper aux navires de patrouille ennemis qui voulaient les couler, d'autant qu'ils n'étaient évidemment pas de taille face à une canonnade ! Néanmoins on oublie trop souvent cette petite course faite de coups de main d'astuce et d'autant de courage de la grande course. On remarquera que le dernier navire du grand Robert Surcouf était un cotre à hunier emportant 30 hommes d'équipage, la course devenant peu rentable il était probablement intéressant de réduire l'investissement en armant un navire plus petit.
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Réplique du Renard, le dernier navire de Surcouf qu'il arma en 1813 (la réplique date de 1991) Photo prise par Remi Jouan (Wikimedia commons)
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J'espère ce cet aperçu un peu plus détaillé mais néanmoins bref vous aura plu et vous inspirera. Si les pirates des Caraïbes fascinent par leur esprit de liberté et leur jusqu'au-boutisme, les Corsaires furent plus nombreux, prirent plus de navires et furent tout aussi courageux. La documentation sur les Corsaire est également bien plus importante là où l'on en est souvent réduit à des récits fantasmés pour les pirates. Et incarner des corsaires en spectacle, surtout dans une ville portuaire, c'est aussi l'occasion de faire revivre une partie de notre patrimoine !
Bibliographie :
Monographies :
AUMONT Michel
Les corsaires de Granville - Une culture du risque maritime (1688-1815) Presses Universitaires de Rennes 2013 (Consultable en ligne en intégralité
ici)
VILLIERS Patrick La France sur mer - de Louis XIII à Napoléon Ier Fayard/Pluriel 2015
VILLIERS Patrick Les Corsaires - des origines au traité de Paris de 1856 Ed. J-P Gisserot 2007
VILLIERS Patrick Les corsaires du littoral - Dunkerque, Calais, Boulogne, de Philippe II à Louis XIV (1568-1713) Presses Universitaires du Septentrion 2000
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