mercredi 29 décembre 2021

Armes insolites : le tomahawk

Si ce blog traite normalement d'escrime européenne nous allons faire aujourd'hui une petite exception en étudiant une arme américaine mais qui a été autant maniée par des populations d'origine européenne que par des natifs. Le tomahawk évoque irrémédiablement les autochtones américains et l'Amérique sauvage, que cela soit la conquête de l'Ouest au XIXe siècle ou les forêts de la région des Grands Lacs aux XVIIe et XVIIIe siècle. Nous allons d'ailleurs plus nous intéresser à cette partie là, plus ancienne et où de nombreux Blancs ont couramment manié le tomahawk. C'est donc, touts d'abord, une plongée dans l'univers des coureurs des bois, des habitants et des colons que je vous propose à travers la découverte de cette arme et de ceux qui la maniaient. Nous nous pencherons ensuite sur les spécificités de son escrime ou du moins de ce que nous arrivons à en connaître.

Un casse-tête et un tomahawk de la région des Grands Lacs collectés en 1899. Exhibit from the Native American Collection, Peabody Museum, Harvard University, Cambridge, Massachusetts, USA
sur Wikimedia Commons

L'arme et son contexte

Une hachette de traite et des armes similaires

Le nom "tomahawk" vient de l'algonquin, une langue parlée par les habitants de la région des grands lacs, et se réfère à une catégorie de massues de guerre en bois et pierre. Néanmoins c'est la version en métal, vendue par les Européens qui est la plus connue et qui fut bientôt la plus répandue. Cette arme est une hachette fabriquée en Europe et qui était massivement vendue aux peuples indigènes de toute l'Amérique du Nord à partir du XVIIe siècle. On suppose souvent que sa forme était basée sur les haches de bord des marins sans en avoir de certitude. Il existe à vrai dire plusieurs formes de ces haches de traite même si la base est toujours la même : un manche court (45 à 60 cm) et un assez court fer de hache au bout. L'autre côté du fer de hache peut être en forme de marteau, de pipe à tabac ou de rien du tout. Chez les peuples autochtones le Tomahawk peut être décoré de plumes et/ou de crins de cheval.

Tomahawk ou hache de campement (1750-1759)
dans les collections du Musée de Leeds

 
Tomahawk (1800-1830)
dans les collections du Musée de Leeds

Notons que le tomahawk était tout autant un outil qu'une arme et que ce type de hachette est bien pratique lorsque l'on vit dans des régions sauvages pour se dégager un chemin, couper du petit bois pour faire un feu et pour toute sortes de travaux du bois qui n'implique pas l'abattage de gros arbres. Néanmoins, contrairement à l'Europe, il était aussi une arme à part entière.

Ajoutons que nous, lorsque nous parlerons ici de tomahawk nous inclurons aussi plusieurs autres armes du même espace géographique dont le maniement est similaire comme les massues de pierre qui on donné le nom "tomahawk", les casses-têtes iroquois ou encore les massues de bois inspirées des crosses de fusil ("gunstock warclub"). Toutes ces armes partagent beaucoup de similitudes avec les tomahawks voire ont pu être nommées ainsi elles aussi. Elles ont un manche relativement court, une masse équilibrée vers lavant et une tête ou un point prévu pour la percussion qui ressort du manche. Les principes de leur maniement sont les mêmes que pour le tomahawk même si quelques adaptations peuvent être nécessaires.

Gunstock war club des Iowa (1800-1850)
sur Wikimedia commons

Des autochtones, des coureurs des bois et des colons

Avant l'arrivée des Européens les habitants de l'Amérique du Nord étaient divisés en une multitude de peuples eux-mêmes divisés en une kyriade de tribus avec des liens politiques complexes. On peut toutefois les regrouper en familles de peuples partageant une langue et souvent une culture matérielle et des coutumes similaires. L'organisation sociale et matérielle pouvait ainsi varier grandement même chez des tribus alliées mais issues de peuples différents. Ainsi Algonquins étaient principalement des chasseurs et des pêcheurs semi-nomades à l'organisation patriarcale et patrilinéaire tandis que leurs alliés, les Hurons, étaient quant à eux des agriculteurs chez qui la terre se transmettait uniquement par les femmes et culturellement très proche de leurs ennemis communs, les membres de la confédération iroquoise qui parlaient d'ailleurs la même langue ou du moins un dialecte proche.

 

Iroquois avec un tomahawk et une pipe à tabac dans le Codex Canadensis (1664-1675)

Les premiers colons européens furent essentiellement des coureurs des bois français venus créer des comptoirs de traite pour troquer des fourrures contre des objets européens et notamment des armes à feu et des haches ou des couteaux en métal. On trouvait également des coureurs des bois anglais qui faisaient à peu près la même chose. Au XVIe siècle certains hommes, appelés "truchements" étaient même laissés au sein d'un village local toute une année pour y apprendre la langue. Un certain métissage culturel s'est vite opéré entre ces hommes isolés du reste du monde au sein d'une société étrangère et ils en ont en partie adopté le mode de vie (plus adapté aux forêts ou aux lacs) et une partie des coutumes au point que les missionnaires s'indignaient de l'ensauvagement de ces hommes.

Les Anglais et, dans une moindre mesure, les Hollandais fondèrent également des colonies de peuplement bien plus nombreuses et peuplées que la Nouvelle France. Il s'agissait d'un type de colonisation bien plus massif et qui visait à mettre les terres en culture et plus seulement à faire du commerce de produits de luxe. Les heurts avec les populations locales furent donc rapidement plus violents et le XVIIe siècle marqua le début de près de trois siècles de spoliations des terres "indiennes" et de multiples traités sans cesse foulés aux pieds par les colons avides de terres ou de ressources minières avec un rapport démographique extrêmement défavorable aux autochtones (décimés également par les maladies importées malgré eux par les Européens comme la tuberculose).

Dans la série Frontier (2016-2018) met en scène des querelles de trappeurs dans la baie d'Hudson au XVIIIe siècle. Ainsi le personnage principal, Declan Hunt se bat fréquemment au tomahawk
 

Les XVIIe et XVIIIe siècle virent également de nombreuses guerre entre tribus autochtones ou entre états européens, les uns et les unes se mélangeant. Ainsi les Français étaient-ils les alliés de Hurons tandis que les Iroquois combattaient aux côtés des Anglais et toute une diplomatie subtile se mit en place entre Européens et tribus locales. Les Européens s'insérèrent en fait dans des alliances préexistantes jusqu'à en devenir assez vite l'élément dominant. La guerre de Sept ans (1754-1762 en Amérique) vit ainsi l'affrontement de la France et de l'Angleterre se prolonger en Amérique. Cependant si les Anglais firent venir de nombreux soldats du continent, le commandant des troupes françaises, le marquis de Montcalm dut faire la guerre essentiellement avec des milices locales et avec ses alliés locaux c'est à dire l'essentiel des peuples du Nord-Ouest à l'exception de certains Iroquois comme les Agniers ou des fameux Mohicans (peuple de langue algonquienne).

Les guerres prirent souvent la forme de petites expéditions impliquant quelques dizaines, au mieux quelques centaines de combattants pratiquant une certaine forme de guérilla ou alors du siège de forts contrôlant des lieux stratégiques. Notons cependant que les objectifs n'étaient pas les mêmes. Si les nations européennes se battaient pour le contrôle du commerce et du territoire les autochtones cherchaient avant tout à rapporter des scalps, des captifs et du butin. Dans ce type de combats le courage et la valeur individuelle étaient beaucoup plus importante que dans les grandes batailles rangées européennes.

Dans le même ordre d'idée la Guerre d'indépendance américaine (1775-1783) vit les colons américains pratiquer en partie ce même type de petite guerre contre les troupes du roi d'Angleterre. Dans l'équipement des miliciens indépendantistes le tomahawk figurait à la ceinture de beaucoup d'entre eux faute d'un approvisionnement suffisant et sabres et en baïonnettes. Notons également qu'à cette époque la plupart des tribus autochtones étaient alors du côté des Anglais contre les colons qui spoliaient leurs terres (Georges Washington comme d'autres a vendu des terres indiennes).

Canadien en raquette allant sur la neige (dessin publié en 1722). Il illustre bien l'équipement des habitants du Canada et probablement des miliciens de l'époque.

Combattre au tomahawk

Une escrime américaine mal connue

Il maintenant temps de s'intéresser à cette escrime spécifiquement américaine. Américaine elle l'est très probablement car si les hachettes sont maniées en Europe depuis le Néolithique elle ont rarement constitué des armes de guerre ou de duel. Certes elles furent longtemps employées à la guerre mais le plus souvent en conjonction avec un bouclier or, dans l'escrime au bouclier, c'est le type de bouclier qui compte bien plus que l'arme avec laquelle il est employé en conjonction, celle-ci étant secondaire. La hachette étant un outil répandu elle a pu se trouver dans les mains de soldats occupés au camp ou de sapeurs, de révoltés ou de marins dans le cadre de guerres ou de combats individuels. Mais seule elle n'a jamais constitué un armement ordinaire et a plutôt été une arme par défaut pour laquelle on n'a donc pas développé d'escrime spécifique. Notons d'ailleurs, pour l'avoir testé personnellement, que les techniques de messer/dussack ou les techniques de sabre de base fonctionnent assez bien avec une hachette même si les techniques plus subtiles s'avèrent impossibles à passer. Cela devait probablement suffire pour une arme improvisée.

En revanche, de l'autre côté de l'Atlantique, le tomahawk (ou ses cousins) faisait partie de la panoplie du guerrier autochtone et encore plus dans les forêts du Nord-Est où le maniement de la lance devait être problématique. Une escrime spécifique utilisant toutes les particularités de l'arme pouvait donc se développer d'autant que, comme on l'a fait remarquer, les combats laissaient une grande importance à la valeur individuelle des combattants. Cependant il faut garder à l'esprit qu'il s'agit d'une arme secondaire, utilisée quand le tir de mousquet ou de fusil a échoué (ce qui n'était pas rare) et/ou quand celui-ci ne peut être rechargé.

Deux jeunes Menominees peints par Georges Catlin en 1835-1836

Évidemment nous n'avons aucune information sur l'origine de cette escrime, si elle venait principalement des autochtones, des Européens ou d'un mélange des deux. Les coups de bases sont similaires aux techniques de sabre européennes et l'on y trouve également les parades par déviation (qui sont cependant absentes de la broadsword britannique). Cependant il s'agit là de coups assez logique par rapport à la physionomie de l'arme et la bio-mécanique humaine et il paraît tout à fait probable que ces techniques aient été également inventées par les tribus indigènes. Les autochtones n'ont pas laissé de traces écrites et celles de colons étaient également très rares et ne permettent pas d'avoir même des indices sérieux sur l'origine de l'escrime au tomahawk.

À vrai dire il est même difficile de reconstituer cette escrime en l'absence de traité ou de manuel datant d'avant la seconde moitié du XXe siècle. C'est cependant ce que s'est efforcé de faire Dwight C. McLemore dans son ouvrage The fighting tomahawk et c'est lui que je suivrai pour toutes les techniques dont je parlerai. Cet auteur s'est efforcé de reconstituer une méthode à partir d’interviews individuelles mais surtout de dépouillement de récits de combats du XVIIIe siècle le tout couplé à plus de 180h d'expérimentation personnelle. La méthode qu'il propose est donc ce qui peut le plus se rapprocher des techniques d'époque même si il faut garder à l'esprit qu'il s'agit forcément d'hypothèses même bien étayées. Notons qu'il couple le plus souvent le maniement du tomahawk avec celui du grand couteau/poignard que portaient également les colons ou les guerriers tribaux. Il est donc temps de s'y pencher un peu plus avant.

Dans The Patriot (2000) de Roland Emmerich Benjamin Martin, le héros du film est un colon qui se bat au corps à corps au tomahawk et au couteau.

Principes et techniques

Commençons par la tenue de l'arme. Tout d'abord deux types de prise peuvent être envisagées, comme pour le sabre d'abordage : une prise en marteau, poing bien fermé et une tenue "étendue" plus souple à la façon d'un sabre avec l'index plus en avant. Mc Lemore nous explique que la prise marteau est plus efficace pour délivrer des coups qu'il appelle chops (littéralement : "hachage") qui maximisent le choc et la pénétration de l'arme tandis que la seconde est utilisées pour les cuts (coupes) où l'on privilégie le fait d'entailler l'adversaire avec le tranchant du tomahawk.

 

Prise étendue


Prise marteau à trois endroits différents

L'arme peut également être tenue à trois endroits différents. Le plus classique est l'extrémité du manche qui maximise l'effet levier, permet de parer et de bénéficier de l'allonge maximale de l'arme. Mais on peut également tenir la hache au milieu du manche et, surtout, la main au plus proche du fer. Cette dernière prise est importante car c'est celle que l'on a quand on saisit son tomahawk à la ceinture et donc celle qu'on aura si on est un peu pris de court. Elle est efficace pour le combat au corps à corps et permet des coups particuliers, les rakes (littéralement "râteaux") où l'on frappe avec la corne de la hachette qui fait presque corps avec la main et avec la volonté d'écorcher l'adversaire sans se blesser soi-même.

"Rakes" verticaux de haut en bas et de bas en haut

Outre tous les coups que nous venons d'aborder il faut ajouter les punchs (coups) où l'on frappe en estoc avec la tête de l'arme. Cette frappe peut notamment servir à effectuer une contre-attaque rapide sur une préparation d'attaque adverse. Enfin le fer de la hache peut également servir à crocheter la jambe de l'adversaire (voire le cou ou le bras).

Crochetage de la jambe avec le tomahawk

Pour se défendre avec le tomahawk on a vu que, comme au sabre ou au dussack, les parades se font principalement par déviation, en détournant l'attaque adverse par une frappe sur celle-ci ce qui permet de poursuivre par un moulinet et de renvoyer ensuite une attaque. On peut ensuite essayer d'attraper l'arme adverse avec le fer et tirer celle-ci pour désarmer l'adversaire ou du moins envoyer son arme et son bras hors de danger. Mc Lemore précise que cette technique est plus efficace contre les lames (comme les sabres ou les épées). Enfin il est possible de parer en tenant le tomahawk avec les deux mains : la main d'arme au bout du manche et l'autre près de la tête. Cette parade sert à parer les attaques brutales et notamment les coups de crosse de fusil (et donc aussi de Gunstock war club). Beaucoup de vidéos de tomahawk moderne présentent des parades en bloquant le bras armé de l'attaquant mais McLemore n'en fait pas état. Peut-être ne les a-t-il pas croisées dans les récits qu'il a lu ou qu'il n'envisage que la combinaison tomahawk-couteau où les deux mains sont prises. Néanmoins ce type de parade est surtout utile si l'on veut entrer en distance de corps à corps ou si l'adversaire s'est trop jeté sur vous, elle expose plus au danger qu'une parade par déviation.

Exemple de parade par déviation

Pour ce qui est des gardes et des postures une grande diversité semble de mise, surtout si l'on associe le tomahawk à un couteau. La garde peut être à gauche, à droite ou même de face, le bras peut être en position haute, basse ou médiane avec le coude plus ou moins plié. Évidemment, une garde longue mettra plus de distance et de rapidité mais autorisera moins de frappes puissantes, une garde haute sera plus menaçante qu'une garde basse mais également plus fatigante et plus prévisible. Il faut cependant envisager pas mal de dynamisme dans les gardes à l'inverse de l'épée ou de la rapière où l'on peut rester longtemps dans une garde protectrice difficile à percer.

D'ailleurs d'une manière générale le combat au tomahawk doit être vif, toujours en mouvement et l'on doit tournoyer et virevolter plutôt que de rester en ligne statiquement. L'escrime au tomahawk s'inscrit dans un contexte de guerre de raids et d'embuscades en petits groupes où il faut pouvoir être mobile pour garder un avantage tactique.

Exemple de garde avec le tomahawk en garde haute, le couteau en garde moyenne et le côté armé en avant

 ***

Le tomahawk est donc une arme intéressante en escrime de spectacle pour varier complètement vos scénarios. Ce n'est clairement pas une arme de nobles européens mais bien plus une arme de guerrier autochtone, de trappeur ou de colon. Comme il y a peu de chances (du moins en Europe francophone) qu'un natif américain appartienne à votre groupe ce seront plus probablement ces deux derniers personnages que vous jouerez dans vos scénarios se déroulant entre la fin du XVIe et le XIXe siècle. Les querelles intestines comme les guerres franco-britanniques peuvent en être le contexte mais l'on peut toujours imaginer un scénario en Europe impliquant un ancien coureur des bois revenu au pays avec son tomahawk.

Concernant la chorégraphie en elle-même celle-ci doit être aussi sauvage que les terres américaines qui ont vu naître cette arme. Même dans le cas d'un duel accepté par deux ennemis les choses ne sont pas aussi codifiées qu'entre les nobles européens et je pense que toute chorégraphie un peu longue doit avoir un passage au corps à corps ce qui est l'occasion d'utiliser les techniques de "ratissage" (rake) ou de crochetage avec le fer de la hache. Il ne faut pas non plus hésiter à opposer le tomahawk avec d'autres armes comme les sabres, les fusils à baïonnette ou les couteaux voire les épées de cour même si en duel l'épée de cour est infiniment supérieure par son allonge, son agilité et sa vitesse. Enfin je n'ai pas évoqué la possibilité de lancer le tomahawk car cela sort du contexte de l'escrime de spectacle mais c'est une possibilité à envisager si, par exemple, vous tournez une vidéo où vous pouvez simuler ce lancer.

Nous avons donc là une arme pleine de possibilité et qui a pu être d'ailleurs assez bien exploitée dans quelques films. Je vous laisse donc avec l'une des plus belles scènes du Dernier des Mohicans réalisé par Michael Mann en 1992 :


Bibliographie indicative :

Dwight C. McLemore : The fighting tomahawk Paladin Press - Boulder Colorado 2004

Gilles Havard : L'Amérique fantôme - Les aventuriers francophones du Nouveau Monde Flammarion - Paris 2019

Laurent Veyssière : « Combattre avec les Indiens, "les plus redoutables à qui les craint". La guerre à la sauvage, de Champlain à Bougainville », dans Sophie Imbeault, Denis Vaugeois et Laurent Veyssière (dir.), 1763. Le traité de Paris bouleverse l’Amérique, Québec, Septentrion, 2013, p. 64-84.

Denis Delâge : La peur de « passer pour des Sauvages » in Les cahiers des dix - 2011

Anne-Marie Libério : "Commerce et diplomatie avec les Cherokees dans les Carolines avant la 'Piste des Larmes' ", Groupe de recherche Frontières, Université de Paris VIII-Vincennes Saint-Denis, 22 janvier 2013

lundi 13 décembre 2021

L'escrime de spectacle doit-elle forcément être belle ?

Lorsque l'on regarde le haut niveau dans l'escrime artistique en France et dans le Monde on ne peut que constater la beauté de l'escrime qui nous est présentée. Les gestes sont très précis et l'ensemble respire la grâce et l'élégance. On peut même parfois avoir l’impression d'un ballet de lames et de corps qui se déroule devant nous pour nous présenter un tableau agréable à l’œil. Les mouvements peuvent être expressifs, c'est même conseillé si l'on veut vraiment un grand numéro mais l'ensemble doit rester gracieux, fluide avec des gestes impeccables. Mais est-ce que cette sorte de perfection est le seul but à atteindre lorsque l'on est un pratiquant d'escrime de spectacle ? Ce style doit-il être le seul ? Et d'ailleurs est-il parfait ? Cet article vous invite à réfléchir à cette question et à vos pratiques.

Que l'on se mette d'accord, ce style a donné et donnera encore de superbes numéros. Je prends personnellement un grand plaisir à regarder ce genre de combats chorégraphiés et je souhaite pouvoir toujours en voir de nouveaux. Les critiques que je formule ici sont d'abord un plaidoyer pour plus de diversité dans les styles, pas pour la disparition de ce style.

Gravure peinte de l'École des armes de Domenico Angelo (1763)

La belle escrime, un style dominant... et parfait ?

On notera que c'est d'ailleurs ce sur quoi l'on insiste dans l'enseignement. On enseigne souvent une sorte de perfection du geste qui semble, consciemment ou non, passer en priorité sur le reste comme l'expression ou l'intensité du combat. On nous apprend le plus souvent à faire de la belle escrime, à poser nos gestes, à se concentrer sur ceux-ci. Malheureusement la conséquence est que, quand on n'est pas sur du haut niveau, cela manque souvent de vitalité, d'engagement voire de mouvement (voir mes articles sur l'intention et la rapidité). Les escrimeurs semblent souvent beaucoup s'appliquer et oublient souvent de raconter le reste de l'histoire en montrant que leurs personnages sont là pour se tuer.

Un autre souci concerne les personnages. Tous sont forcément bons escrimeurs, avec des gestes parfaits, de belles attaques, des parades bien exécutées. Bien sûr ce n'est pas forcément comme ça dans la vraie vie mais on dira que c'est ici la quintessence de l'escrime et que si l'on chorégraphie c'est aussi pour voir de la belle escrime. Je suis d'accord avec cette hypothèse mais je constate également qu'elle empêche de jouer certains personnages qui ne seraient pas bons en escrime ou auraient un style plus "brut". Souvent même la brutalité est stylisée et donc fausse. Bien sûr qu'il est possible d'être très engagé et très technique (même si il faut un bon niveau pour ça) mais quelle crédibilité aurait par exemple un personnage de bûcheron qui serait ainsi ? En voulant absolument faire du beau et du gracieux on se prive ainsi de la possibilité de représenter de façon crédible nombre de personnages que le public n'a aucune chance d'accepter ainsi de part ce qu'ils sont. Donc, si on veut tout de même les jouer et les présenter de façon non stylisée il faudra faire autre chose que de la belle escrime.

Un autre problème, peut-être plus grave : comment raconter une histoire avec un personnage qui prend le dessus sur l'autre quand les deux personnages produisent une escrime parfaite. Un personnage en difficulté s'est en principe fait surprendre par un feinte, un enchaînement original ou par la rapidité et l'intensité de l'agression... Il parera donc moins bien, au dernier moment, avec une parade de panique qui ne lui laissera pas la possibilité de placer une riposte. Or comment être crédible si cette parade est en fait parfaitement propre, à la bonne distance et dans le bon tempo ? À aucun moment on ne sentira la difficulté dans laquelle se trouve le personnage, elle sera totalement artificielle. Je caricature évidemment un peu en poussant le style dans ses extrémités mais il faut tout de même garder cela en tête.

Bon, avouons-le, à haut niveau la belle escrime c'est quand même superbe : Inspiré du Cid par la Compagnie d'armes du Périgord, médaille d'or aux CFEA 2020.
(oui je n'aime pas pointer un groupe en particulier, du coup je vous met du bon et du beau)

Adapter son style à son personnage et au genre

Mais que faire alors me direz-vous ? Eh bien adapter son style de combat au personnage que l'on incarne et/ou à l'ambiance que l'on veut donner au combat. Certains personnages qui se battent de façon peu académique auront des gestes, certes maîtrisés, mais plus brutaux, moins "parfaits". Ils ne seront pas forcément en garde de façon classique ou peuvent vouloir provoquer l'adversaire en adoptant des postures originales. L'idée est ici de renoncer à travailler le geste parfait pour se concentrer sur l'intensité de l'engagement ou l'impression que l'on veut donner. On peut ainsi travailler la violence brute, la roublardise ou même la maladresse afin d'interpréter tout un panel de personnages.

Le raisonnement est le même concernant le genre du combat. Quelle impression veut-on que les spectateurs aient de notre spectacle ? Veut-on qu'ils aient l'impression d'avoir vu quelquechose de beau et d'intense ? Alors là, oui, on choisira la belle escrime. Mais si l'on veut qu'ils aient l'impression de plonger dans l'enfer et la rage du combat ? Si l'on veut qu'ils rient ? Si l'on souhaite qu'ils aient peur pour le héros, qu'ils voient du mouvement, qu'ils soient surpris ? etc. Vous l'aurez compris je trouve dommage de se limiter à un seul style et de ne pas travailler d'autres registres de jeu que la belle escrime. J'ajouterai que ça l'est d'autant plus que la belle escrime doit vraiment être bien maîtrisée pour être belle et intéressante et que l'on se condamne ainsi à avoir des combats pas très intéressants quand ils sont faits par des escrimeurs moins expérimentés.

Une note sur la sécurité cependant parce que je vois venir ce genre de critique de loin ;-) : il ne s'agit pas ici de ne pas maitriser son geste, l'escrimeur doit maîtriser sa force, viser la bonne cible et être capable d'arrêter son attaque au besoin. Ce que je dis c'est qu'en adoptant d'autres styles on n'est plus obligé de rechercher la perfection du geste à la distance parfaite et l'on peut ainsi se concentrer sur d'autres aspects comme donner l'impression de l'intensité de l'engagement, bouger plus, plus vite ou mieux simuler la difficulté. Parce qu'il n'y a pas besoin de faire le geste parfait pour qu'il soit sécurisé (mais on doit quand même toujours savoir ce que l'on fait et se maîtriser).

 Warlegend est l'une des rares troupes en France à proposer un autre style plus.. brutal ;-)

 ***

Ma conclusion est donc évidemment que l'escrime de spectacle n'a pas forcément besoin d'être belle pour être intéressante. Elle peut être intense, spectaculaire, le tout est qu'elle raconte une histoire fut-elle abstraite. Et cet article est une invitation, à tester d'autres styles dans lesquels vous vous sentirez peut-être plus à l'aise, à sortir de l'obsession de la perfection du geste qui peut vous freiner pour exprimer d'autres choses. Après si vous préférez rester beaux c'est aussi un excellent choix, parce que c'est pour moi un style parmi d'autres et que je prendrai toujours plaisir à voir !

jeudi 11 novembre 2021

La milice nobiliaire : l'arrière ban en France (XVe-XVIIe siècles)

Dans la même veine que mes articles sur les corsaires français (ici et ) c'est une nouvelle description de combattants historiques que je vous propose aujourd'hui. Il s'agit de plonger dans une institution méconnue de la noblesse française qui a existé de 1445-1449 à la fin du règle de Louis XIV (mort en 1715) : l'arrière-ban. Il s'agit d'une institution à vocation militaire qui concernait essentiellement la noblesse de l'époque. C'est ainsi l'occasion d'en apprendre plus sur la petit noblesse de province du milieu du XVe à la fin du XVIIe siècle. En effet, en tant qu'escrimeurs de spectacle c'est souvent ce genre de personnages que nous pouvons être amenés à insérer dans nos scénarios et à interpréter. Cela permet de mieux comprendre leur rapport aux armes et d'avoir des idées de scènettes.

Nous allons donc plonger plus avant dans cette institution, son organisation, les obligations d'armement ainsi que son impact dans la guerre et la société.

Avis pour l'appel du ban de 1639
Archives de la Galaure (voir article)

L'organisation de l'arrière-ban

L'institution de l’arrière-ban est l'héritière d'une longue tradition de mobilisation des guerriers que l'on peut faire remonter aux peuples germaniques. Dans les sciences sociales le terme "guerrier" désigne en principe un combattant qui l'est par nature, par son appartenance à une catégorie sociale. Ce n'est pas un métier mais un état et c'est ainsi le cas de la noblesse médiévale : de part la théorie des trois ordres (théorisée autour de l'an Mille) le second ordre, les "bellatores", la noblesse, a pour tâche d'assurer la protection des trois autres et donc de combattre. Dans la société féodale le roi pouvait ainsi mobiliser ses vassaux directs (le ban) et les vassaux de ceux-ci (l'arrière-ban) pendant 40 ou 60 jours selon les coutumes.

Au XVe siècle cette mobilisation était surtout théorique et dés le XIIe siècle la plupart des troupes montées étaient constituées de vassaux mais ceux-ci étaient payés pour la campagne militaire qu'ils effectuaient. De fait la noblesse avait bien évolué à l'époque et le roi de France avait annexé à son domaine royal la majorité des comtés et duchés qui étaient à l'époque ses vassaux directs. L'armée et son recrutement avaient été bien modifiés par la Guerre de Cent ans avec des campagnes qui s'étendaient en longueur et des compagnies plus ou moins permanentes. C'est vers la fin de celle-ci qu'entre le roi Charles VII adopta, entre 1445 et 1449, une série de réformes visant à réorganiser l'armée du Royaume de France. Il créa ainsi une armée de métier permanente avec les compagnies d'ordonnance comprenant la "petite ordonnance" (les garnisons) et la "grande ordonnance" (l'armée de campagne). Mais ce sont ces réformes qui organisèrent également les milices du Royaume : les Francs archers et, celle qui nous concerne ici : l'arrière-ban. Le duché de Bretagne (1452) et les États bourguignons (1474) adoptèrent rapidement des institutions assez similaires. Plusieurs réformes eurent lieu modifiant l'armement exigé ou l'organisation du recensement.

D'après Michel NASSIET. La noblesse en France au XVIe siècle d'après l'arrière-ban. In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 46 N°1, Janvier-mars 1999. Les noblesses à l'époque moderne. pp. 86-116;

L'arrière-ban est donc l'héritier de ce service militaire dû aux nobles ou, plus exactement, aux possesseurs de terres dites nobles. Ces derniers peuvent donc également être des roturiers ayant acheté des terres nobles, le plus souvent pour vivre noblement (comprendre : sans travailler) et espérer ainsi être un jour anoblis. Chaque possesseur de terre noble devait ainsi fournir au moins un combattant armé et (en principe) monté sur convocation des représentants du roi. Il s'agissait en principe du possesseur des terres mais une substitution pouvait être opérée, notamment si le possesseur des terres n'était pas en état de combattre. Notons que les hommes qui étaient déjà membres des compagnies d'ordonnance étaient logiquement dispensés du service de l'arrière-ban.

L'arrière-ban était organisé par évêché et, pour s'assurer que les combattants étaient armés correctement des montres étaient régulièrement organisées. Les hommes devaient s'y présenter en armes et leur équipement et leur présence étaient ainsi vérifiés, donnant lieu à des amendes en cas de manquements. Des capitaines permanents de l'arrière-ban furent également nommés à partir de 1467, en général parmi les figures prestigieuses de la région. Les effectifs théoriques variaient (parfois du simple au double) selon les évêchés mais étaient de plusieurs centaines de combattants. L'arrière-ban pouvait être mobilisé pour une durée de 40 jours pour une campagne extérieure ou 3 mois pour une campagne intérieure. Notons que les gentilshommes touchaient pendant ce temps une solde (assez maigre). La mobilisation pouvait concerner tout un évêché ou seulement une partie de celui-ci. Ainsi au début de la période il fut plutôt mobilisé en masse puis plutôt par petits groupes voire en assurant des rotations afin de pouvoir garder des hommes en arme de manière permanente sur un territoire frontalier.

Notons également qu'au temps des troubles de religions (1562-1598) l'arrière-ban constitua un vivier de petits nobles en armes pour les différents partis comme le parti huguenot ou la Ligue catholique menée par la famille de Guise.

Règlement de Louis XIII sur la convocation de l'arrière-ban
Source : gallica.bnf.fr / BnF

Un équipement en fonction de la fortune

On en vient ensuite à évoquer l'armement exigés de ces nobles. On imagine volontiers ceux-ci en chevaliers revêtus d'une armure complètes et montés sur un fort destrier mais les réalités de la noblesse étaient dés cette époque moins brillantes. Tout d'abord la plupart n'étaient pas adoubés chevaliers et portaient le titre d'écuyers pour des raisons que je ne détaillerai pas ici, ajoutons la part non négligeable de roturiers possesseurs de terres nobles et astreints eux aussi au service de l'arrière-ban. De plus l'équipement que je viens de décrire était fort coûteux et rares étaient ceux qui pouvaient en supporter les frais. Enfin l’institution a existé pendant peut-être deux cents ans et l'armement a évolué tout au long de ces deux siècles. Néanmoins une constante principale est resté qui est qu'il s'est agit le plus souvent d'un service monté. Il y a eu deux tentatives (en 1480-1485 et 1541-1548) pour transformer tout ou partie de l'arrière-ban en infanterie mais elles furent vite abrogées et l'arrière-ban resta majoritairement une cavalerie.

Homme d'armes à cheval avec lance en 1599 par Jacob II de Gheyn
Dans les collections du Rijksmuseum d'Amsterdam

On peut cependant distinguer deux périodes : du milieu du XVe au milieu du XVIe siècle et après le milieu du XVIe siècle. Il convient alors de parler des types de combattants qu'on pouvait rencontrer à l'époque.

Dans la période 1450-1550 le modèle militaire est donné par les compagnies d'ordonnance. Celle-ci rassemblent les combattants en "lances", qui est d'abord une unité de compte. La lance rassemble en théorie six hommes, tous montés. Elle est organisé autour d'un homme d'armes vêtu de l'armure de plates complètes appelée "harnois blanc" et monté sur un puissant cheval de guerre nommé "destrier" ou "coursier". Celui-ci est accompagné au combat par un page non combattant chargé de s'occuper des chevaux et par au moins un autre combattant nommé "valet" ou "coutillier". Celui-ci est moins lourdement armé puisqu'il ne porte qu'une brigandine ou un haubergeon comme armure ainsi qu'un "harnois de tête" (un casque). Il combat avec une hache de pas ou une autre arme d'hast (comme la coutille). Deux archers montés et un autre page ou un valet complètent la lance. Les archers sont a priori armés plus ou moins de la même façon que le coutillier mais portent des arcs ou des arbalètes, remplacés peu à peu par des arquebuses.

Au milieu du XVe siècle la plupart du temps ces gens combattent à pied sur le champ de bataille d'où l'intérêt du page pour garder les chevaux. Hommes d'armes et coutilliers combattent dans les mêmes unités tandis que les archers forment des compagnies de gens de trait. Néanmoins la charge de cavalerie, lance en main, existe toujours dans les escarmouches puis revient à l'honneur au début du XVIe siècle.

Ainsi les nobles de l'arrière-ban sont divisés essentiellement entre les plus riches qui doivent présenter un équipement d'homme d'arme et les autres qui ont un équipement nommé d'archer ou de brigandinier c'est à dire probablement une brigandine (mais cela peut aussi être un haubergeon de mailles ou un jacque) avec un casque. Dans les registres ceux-ci portent aussi bien des armes d'hast que des arcs, arbalètes ou, plus tard, arquebuses. Enfin les plus pauvres sont à pied, parfois sans aucune armure et avec un simple javeline (une lance courte). Ceux-ci sont parfois renvoyés pour pauvreté ou, plus tard, des ordonnance essaie de rassembler leurs contributions pour armer à plusieurs un brigandinier. Ainsi l'équipement de l'arrière-ban imite celui des compagnies d'ordonnance permettant de former des unités d'hommes d'armes accompagnés de brigandiniers et des unités de gens de trait.

Cette image illustre ce que pouvait être un homme d'armes accompagné de trois valets ou coutilliers et nous donne une idée de l'armement au XVe siècle
Abigail implorant le roi David dans le Speculum humanae salvationis (milieu du XVe siècle)
 

Vers le milieu du XVIe siècle les armes à feu individuelles se développent et notamment les pistolets. Les reîtres, ces cavaliers mercenaires allemands, inventent la tactique de la caracole qui consiste à passer à cheval en file indienne devant l'ennemi en déchargeant ses pistolets. Elle a l'avantage de demander moins de technicité et d'entraînement que la charge à la lance de cavalerie (et un cehavl moins coûteux) et est bientôt adoptée par la plupart des cavaliers légers d'Europe. Un nouveau type de cavalerie apparaît : le chevau-léger, plus légèrement protégé (en général une cuirasse et un casque ouvert) que l'homme d'armes et armé d'une paire de pistolets. L'arrière-ban s'est ainsi adapté à ce nouvel armement et, si l'équipement d'homme d'armes demeurait en vigueur pour les plus riches, les brigandiniers se muèrent en chevau-légers. C'est ainsi que l'on voit des troupes importantes de chevau-légers durant les guerres de religions comme celle que le protestant Agrippa d'Aubigné menait en 1571.

Trois cavaliers armés de pistolets par Jacob II de Gheyn (1599).

L'arrière-ban, la noblesse et la guerre

Ainsi l'institution de l'arrière-ban permettait le maintient dans le royaume d'une importante population de nobles armés et sommé de se tenir prêt à combattre. Elle a permis aux nobles de justifier leurs privilèges car ils étaient ainsi toujours susceptibles d'avoir à payer l'impôt du sang en étant mobilisés. Quant aux roturiers détenteurs de fiefs, elle était pour eux une marche supplémentaire vers l'anoblissement. L'arrière-ban justifiait l'éducation aux armes des nobles et maintenait leur lien avec le métier des armes. Ainsi l'éducation du gentilhomme devait en principe comprendre l'apprentissage de l'équitation et du maniement des armes par l'escrime (et probablement le tir au pistolet plus tard). En cela elle constituait également un important vivier de recrutement pour l'armée régulière. Jusqu'au XVIIe siècle l'arrière-ban jouissait d'un certain prestige même si ce n'était pas celui des compagnies d'ordonnance et ce n'est qu'au cours de ce XVIIe siècle que l'arrière-ban devint une institution moquée et surannée. Notons également chez elle un rôle social puisque les montres permettaient aux nobles de la même région de se rencontrer et de discuter de tout autres affaires que la guerre.

Il convient de s'interroger aussi sur la valeur militaire de l'arrière-ban. On l'a dit, en dehors des montres ou des levées, les gentilshommes ne s'entraînaient pas ensemble et ne bénéficiaient d'aucune formation commune. Or la valeur militaire d'une troupe tient en général à sa capacité à manœuvrer et à la coordination au combat de ses membres plus qu'à leur valeur individuelle. On en conclue qu'il ne fallait pas forcément attendre de miracles de cette milice, forcément moins efficace que les compagnies d'ordonnance ou que la maison militaire du roi de France qui s'entraînaient ensemble beaucoup plus souvent.

Chasse au sanglier par Antonio Tempesta (1600-1620) - la chasse à courre nécessitait de coordonner les équipes de chasseurs et était un bon entraînement à la guerre.
Dans les collections de Rijksmuseum d'Amsterdam

Néanmoins il ne faut pas lui attribuer de valeur nulle. Tout d'abord la noblesse pratiquait régulièrement l'équitation à des fins de loisir ou de chasse et la plupart des gentilshommes de l'arrière-ban devaient être de bons cavaliers. On a dit également qu'ils avaient en principe tous reçu une formation aux armes et on peut ajouter que les obligations sociales de "tenir son rang" pouvaient les inviter à être plus courageux que la moyenne. L'arrière-ban a souvent été déployé de manière défensive sur les frontières, pour renforcer les places fortes ou pour prévenir les incursions et les pillages. Cela fut notamment le cas de l'arrière-ban de Bretagne en 1543 et de 1552 à 1554 pour protéger les côtes des pillages des Anglais. Dans ce rôle une troupe de cavalerie capable d'intervenir rapidement et de chevaucher en terrain accidenté est idéale. Il en va de même pour ce qui est de mater des révoltes, mission pour laquelle les gentilshommes ont souvent été convoqués. Il suffisait de lever les troupes dans une région fiable et le statut social plus élevé des cavaliers de l'arrière-ban assurait de leur loyauté au roi, surtout face à des paysans.

Il est même arrivé que l'arrière-ban vienne renforcer l'armée régulière. Ainsi en 1544 et 1545 le roi François Ier convoqua les arrières-bans de Poitou, de Civray et d'Anjou pour faire face aux immenses troupes réunies par l'alliance entre l'Empereur et la couronne d'Angleterre. Il était prévu qu'il prenne place à l'arrière-garde au sein de l'armée royale. De même en 1553 à Corbie les 3000 chevaux de l'arrière-ban constituaient à eux seuls 30% de la cavalerie et 20% l'année suivante. Enfin les Guerres de Religion furent l'occasion pour les rois de lever souvent les arrières-bans et on a vu que ceux-ci ont également constitué des viviers de recrutement pour les armées ligueuses ou protestantes.

La Bataille de Fontaine-Française en 1595 a vu la victoire des troupes françaises d'Henri IV sur l'alliance des Ligueurs des Espagnols. Une partie au moins des cavaliers ligueurs devaient être des nobles originellement soumis au service de l'arrière-ban.
Gravure de Franz Ogenberg (1595-1597) dans les collections du Rijksmuseum d'Amsterdam
 

***

L'arrière-ban, héritier des levées féodales et mêmes germaniques, a donc constitué pendant longtemps un cadre social dans lequel les gentilshommes ou ceux qui aspiraient à le devenir ont pu exprimer leur lien avec l'univers guerrier. Il explique et justifie une éducation guerrière de la noblesse et impose la possession d'un équipement de guerre à domicile. Jusqu'à la fin du XVIe siècle il fut une force d'appoint efficace pour les rois de France qui permettait de libérer les unités régulières de missions de garde des frontières terrestres ou maritimes.

Du point de vue de l'escrime de spectacle j'espère que cet article vous permet de vous faire une meilleure idée de la petite noblesse de l'époque (c'est aussi celle d'où sont issus nos héros de romans de cape et d'épée). La question se pose de quels scénarios monter pour vos spectacles de combat à partir de cela ? Je me contenterai seulement de poser quelques pistes : querelle familiale, défense face à des incursions de pillards, gentilshommes contre révoltés ou la classique opposition Huguenots/Ligueurs durant les Guerres de Religion. Mais on peut en trouver bien d'autres...

Bibliographie succincte

Philippe CONTAMINE. Guerre, État et société à la fin du Moyen-Âge Tome 1. Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales. Paris 2004

Michel NASSIET. La noblesse en France au XVIe siècle d'après l'arrière-ban. In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 46 N°1, Janvier-mars 1999. Les noblesses à l'époque moderne. pp. 86-116;

Antoine RIVAULT, « Le ban et l’arrière-ban de Bretagne : un service féodal à l’épreuve des troubles de religion (vers 1550-vers 1590) », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest [En ligne], 120-1 | 2013, mis en ligne le 30 mars 2015

André CORVISIER. La Noblesse militaire. Aspects militaires de la noblesse française du XVe et XVIIIe siècles. Texte d'une communication présentée en octobre 1973 au colloque franco-allemand de Rennes

Anne-Valérie SOLIGNAT « Les noblesses auvergnate et bourbonnaise au XVIe siècle » Adel im Wandel (16.-20. Jahrhundert) 2009

Lois FORSTER. Chevaliers et hommes d’armes dans l’espace bourguignon au XVe siècle. Thèse Histoire. Université de Lille, 2018. Français. NNT : 2018LILUH030

jeudi 7 octobre 2021

Étudier l'escrime ancienne par les traités ? Oui mais comment ?

J'ai souvent tendance dans ce blog à vous dire de lire les traités pour apprendre les gestes historiques mais au final cette incitation est peut-être un peu rapide et réductrice. Réductrice parce qu'elle n'évoque que la lecture et qu'une seule source : les traités d'escrime. Rapide parce qu'en fait je veux probablement dire un peu plus que cela. La véritable injonction serait plutôt : "apprenez l'escrime ancienne à partir de ce que l'on trouve dans les traités". Tout d'abord soyons clairs : les traités, livres de combat et autres manuels d'escrime sont de loin notre meilleure source pour étudier l'escrime du passé et plus on possède de traités d'une époque, moins il est difficile d'étudier son escrime. Néanmoins les traités ne sont pas forcément facile d'abord, de part leur rédaction mais aussi leur contexte d'étude. Étudier sérieusement un traité demande ainsi d'acquérir de nombreuses compétences tant d'escrimeur que d'historien ainsi qu'une somme conséquente de connaissances sur le contexte dans lequel celui-ci prend part. Cet article se propose donc de faire un point sur comment on doit travailler un traité d'escrime dans le but éventuel d'en tirer des chorégraphies de combat de spectacle.

Chercheur dans son étude, Jan Jacobsz. Wielant, d'après Henrick Rochuszn van Dagen, 1655 - 1714
dans les collections du Rijksmuseum d'Amsterdam

Les gestes et le matériel

Pour les non-historiens c'est probablement ce qui va ressortir en premier du traité : celui-ci présente souvent un corpus de gestes techniques que l'on peut exécuter, décrits par un texte et/ou par des illustrations de qualités variables. Parfois (mais ce n'est pas le plus fréquent, surtout pour les traités anciens) s'y ajoute des réflexions et des conseils sur l'escrime, le temps, la mesure, les déplacements, la tenue de l'arme etc.

C'est en général en le lisant et en essayant de réaliser les gestes décrits que l'on commence à étudier un traité. Enfin, en le lisant... sauf pour les traités français on lit en général une traduction plus ou moins aboutie faite à partir d'une transcription forcément sujette à erreurs. Mais bon passons et comptons sur la qualité des personnes qui ont travaillé le manuscrit. Cette phase est forcément importante dans l'étude d'un traité puisque c'est là que nous voulons en venir. Nous cherchons, dans notre cas d'escrimeurs de spectacle, à retrouver l'esprit de l'escrime d'une époque (ou d'un auteur) ainsi que les gestes qui y sont associés, dans le but de les réutiliser pour créer une chorégraphie de combat.

Il faut donc assimiler toute la mécanique des gestes du combat et non pas une sorte d’ersatz en se contentant de plaquer quelques gardes iconiques et quelques techniques spéciales. Il faudra pour cela comprendre la logique de l'escrime de cette époque qui peut être différente de la nôtre ou d'autres époques. Ainsi la Verdadera Destreza, la haute escrime espagnole de la noblesse du XVIIe siècle met l'accent sur l'engagement constant du fer, l'enchaînement des techniques de pression, de liement, avec une compréhension fine du sentiment du fer et sans la notion de temps ou de soudaineté d'une attaque. C'est une escrime fondamentalement différente de notre pratique moderne et qui s'inscrit dans un contexte très spécifique. Le fait que les rédacteurs insistent sur une approche mathématique de la description des gestes dépasse aussi le cadre de l'escrime. Ainsi pour comprendre la Verdadera Destreza on ne peut se contenter de simplement lire le traité et reproduire les gestes. Il faut aller plus loin dans les recherches. Je prends ici cet exemple mais j'aurais tout aussi bien pu prendre l'escrime médiévale ou le sabre du XIXe siècle qui reposent eux aussi sur des contextes parfois spécifiques.

 

Opposition d'angles dans le Précis des principes de la véritable escrime et de la philosophie des armes par Don Francisco Antonio de Ettenhard (1675) où on voit l'importance accordée aux angles, à la mesure aux degrés de force de pression sur la lame dans la Verdadera Destreza

Avant d'aller plus loin il me faut rapidement évoquer le cas des armes et de leurs simulateurs. Il est également important que ceux-ci se rapprochent des armes de l'époque. Vous ne ferez pas la même escrime avec une rapière de spectacle à lame triangulaire de 700g et une rapière italienne d'1,5 kg avec une lame de plus d'un mètre de long. Quand vous maniez des rapières longues de plus d'1kg vous comprenez la difficulté de porter d'autres coups que des coups d'estoc car l'arme vous dit clairement qu'elle n'est pas faite pour cela ! De même vous comprenez la nécessité de laisser aller votre arme et de repartir à l'aide d'un moulinet quand vous manier des sabres qui font deux ou trois fois le poids d'une arme d'escrime.

Néanmoins il ne faut pas non plus aller trop loin dans la précision accordée au simulateur. Tout d'abord nous avons uns grande diversité des armes à toutes les époques, les épées pouvaient être conservées pendant des décennies voire plus et leurs qualités, leurs formes et leurs équilibres étaient très variables. Rappelons que les armes réglementaires n'arrivent pas, au mieux, avant le milieu du XVIIIe siècle et que même ainsi les unités peuvent mettre des décennies avant de passer au modèle le plus récent faute de budget. De plus, au dire même de beaucoup d'auteurs, les méthodes de combat sont faites pour être maniées avec toutes sortes d'armes plus ou moins similaires : ainsi les armes d'hast sont rarement différenciées de même que les lames à une main en dehors des rapières (qui elles-mêmes sont assez diverses). Enfin n'oublions pas que la plupart des auteurs de traités ont manié principalement des armes neutralisées ou des simulateurs tout au long de leur carrière. Ainsi Joachim Meyer (mort en 1571) n'a-t-il probablement jamais manié d'arme tranchante en situation de combat. Toute son escrime est d'abord destinée à des armes neutralisées ou des simulateurs : des Fechtschwerten ("épées d'escrime" littéralement que nous nommons en général "Feder"), des rapières bluntées ainsi que des dussacks en bois (parfois recouvert de cuir), des dagues en bois et des bâtons ou des hallebardes en bois. On comprendra ainsi aisément la vanité de vouloir absolument retrouver l'arme exacte de l'époque (et que nos simulateurs sont aussi probablement meilleurs que les leurs).

Enseignement de l'escrime à l'université de Leiden gravure de Willem Isaacsz. van Swanenburg (1610).
On remarque bien ici les différentes armes neutralisées et simulateurs utilisés.
Dans les collections du Rijksmuseum d'Amsterdam

Le contexte de rédaction

Je reviens donc sur le contexte de la rédaction du traité qui est indispensable pour bien comprendre celui-ci. Un traité d'escrime n'est pas une œuvre isolée, elle s'inscrit dans une époque historique, est écrite par un auteur particulier dans un but particulier. Cet auteur est lui aussi imprégné de son époque, des pratiques mais aussi des codes de rédactions etc.

Le moins difficile à analyser reste le contexte historique de l'époque et le contexte de pratique. Il faut déjà chercher dans quel cadre on pouvait utiliser les armes présentées. Ainsi un traité d'escrime du début du XIXe siècle vous présentera des techniques d'épées destinées à être utilisées dans le cadre d'un duel ou dans une salle d'armes ou un "concours" d'escrime, on peut d'emblée ou presque exclure le champ de bataille où on utilisera au mieux un sabre. À la même époque le sabre est utilisé par les cavaliers  donc à cheval, et à pied par les officiers uniquement (si l'on excepte les marins). Mais comme les soldats n'ont pas les moyens d'acheter des livres on aura plutôt tendance à avoir un traité destiné aux officiers qui ont aussi une formation à l'escrime plus poussée que les hommes. On le voit pour cette époque parce qu'on a également des manuels pour apprendre le maniement du sabre aux cavaliers (ou aux marins) avec des méthodes d'enseignement de masse et des techniques moins poussées.

J'ai volontairement pris l'exemple du XIXe siècle qui est assez clair mais c'est le cas de tous les traités de combat que l'on a pu retrouver. N'oublions pas une chose : les livres, même imprimés, valent assez cher à ces époques, à la fois à produire et à acheter. Les illustrations se font sous forme de gravures (sur métal, pierre ou bois selon les époques et la qualité) et rajoutent encore à ce prix. Les clients potentiels de ces traités d'escrime ou livres de combat sont donc des gens qui appartiennent au minimum aux hautes classes de la société : bourgeois et nobles pour l'essentiel. Outre son aspect pratique le livre est un objet de prestige et je ne parle même pas des manuscrits ornés. L'auteur doit donc écrire un ouvrage qui intéressera son lectorat et donc parler de l'escrime qu'ils pratiquent (et qui est le plus souvent la sienne). C'est probablement pour cela que l'on n'a presque rien sur le sabre aux XVIIe et XVIIIe siècle : on sait par d'autres sources qu'une escrime au sabre existait et était enseignée mais elle n'était pas pratiquée par les personnes susceptibles d'acheter un traité d'escrime qui, eux, pratiquaient la rapière puis l'épée de cour. Au mieux trouve-t-on quelques techniques pour se défendre d'autres armes comme chez P. J. Girard ou D. Angelo !

Technique de défense contre les coups de sabre présentée par Pierre Jacques Girard dans son Nouveau traité de la perfection sur le fait des armes (1736)

Dans le même esprit il est toujours bon de connaître l'auteur : qui était-il ? Quelle était sa véritable expertise sur le sujet ? Et surtout, pourquoi écrit-il ? Deux auteurs quasi contemporains comme P. H. Mair et J. Meyer n'ont probablement pas écrit leurs traités pour les mêmes raisons. Le premier était un patricien de la cité d'Augsbourg, un riche membre de l'élite dirigeante de sa ville. Le second était un modeste coutelier de Strasbourg visiblement surdoué en escrime. Le premier voulait probablement se doter d'ouvrages extrêmement prestigieux manuscrits, peints à la main et qui avaient pour objet de rassembler un éventail de techniques à toutes les armes d'escrime. Le second visait la promotion de son art et de sa compétence ce qui lui a valu d'ailleurs d'être engagé comme Maître d'Armes par le comte Heinrich von Eberst (et de mourir d'une pneumonie contractée durant le voyage). Dans le même ordre d'idée il ne faut jamais oublier que l'objectif d'un auteur comme George Silver est de prouver la supériorité de l'escrime britannique traditionnelle sur cette importation étrangère qu'est l'escrime à la rapière ! Je ne multiplierai pas les exemples, vous m'avez compris.

Enfin, beaucoup plus difficile est de prendre en compte les formes de rédaction et le système intellectuel de l'époque. Les humains pensaient probablement un peu différemment et étaient férus de certains systèmes intellectuels souvent hérités de l'Antiquité. Ainsi dans cet article le Docteur en Histoire et pratiquant de combat historique, Pierre Alexandre Chaize s'interroge sur la relation qu'entretenait l'escrime avec la dialectique et la logique chez Liechtenauer. Il y a toute une symétrie des positions dans l'escrime allemande qui n'est probablement pas le fait du hasard ou d'une réalité d'emploi égal de telle ou telle posture mais plus probablement d'un système de penser et de présenter un savoir techniques. De même sur les descriptions ou les illustrations n'oublions pas que les auteurs de l'époque, en plus de concevoir intellectuellement les choses différemment, tâtonnaient bien plus que nous dans les techniques de transmissions d'un savoir ou de description des gestes. D'autant que beaucoup n'étaient pas non plus des clercs rompus à l'utilisation de concepts théoriques. L'étude de cette dimension "sociologique" est encore en grande partie à mener mais il faut l'avoir à l'esprit et faire preuve de modestie.

Répartition spatiale des manœuvres d’escrime selon J. Liechtenauer.
Croquis par P.A.Chaize dans son article Les normes et les règles de rédaction d'un savoir-faire gestuel. L'exemple des livres d'escrimes à la fin du Moyen Âge

L'importance du réseau de chercheurs

J'espère que vous commencez à mesurer l'importance de la tâche qui consiste à étudier un traité d'escrime ancien. C'est une tâche immense pour une seule personne et c'est pour cela que certains en font un sujet de thèse qu'ils étudient à plein temps pendant des années. C'est en fait le cas pour tous les sujets historiques en général et même pour tous les domaines de la connaissance. Et la solution trouvée à cela est de s'appuyer sur les recherches des autres, sur ce qui a déjà été étudié pour apprendre et éventuellement confronter ses découvertes et interprétations. 

Au XXIe siècle il est très facile de se connecter aux autres personnes qui étudient ou ont étudié les traités qui nous intéressent. Ils ont souvent écrit des articles qu'ils ont mis en ligne, parlé dans des forums voire tourné des vidéos d'interprétation ou été filmés lors de conférences. Il existe des espaces de discussion francophones et anglophones où on peut confronter des idées mais aussi parfois simplement poser des questions, demander des conseils.

Ajoutons une chose sur la démarche "scientifique" : on peut avoir sa propre interprétation de tel ou tel traité et celle-ci peut être divergente de la majorité. Mais il faut alors être capable de la justifier face aux critiques et être prêt, au besoin, à la changer si les arguments sont convaincants. On n'est ici sur une recherche encore jeune où, si certaines bases sont à peu près assurées, beaucoup reste à comprendre. Ne vous fiez pas, par exemple, à notre ton péremptoire lors de notre vidéo sur les erreurs en escrime à l'épée longue. Si nous sommes aussi affirmatifs c'est parce que nous savons que nous sommes dans le consensus scientifique, que globalement, en l'état actuel de la recherche, on ne faisait pas couramment ces gestes en escrime médiévale. Notons le "couramment" qui prouve qu'il y a aussi des exceptions mais l'immense majorité des gens qui étudient l'épée longue sont d'accord avec nous pour dire que ce n'était pas la pratique courante. On peut toujours renverser un consensus mais il faut de solides arguments !

Tout cela pour dire que si vous prétendez étudier des traités vous ne pourrez vous passer de consulter des travaux et de discuter avec les autres personnes qui les étudient. C'est une discussion qui devra avoir lieu sans poser des arguments d'autorité comme un statut de Maître d'Armes par exemple qui ne qualifie personne pour être un bon historien. Tout comme une formation d'historien ne qualifie pas non plus un bon chercheur si il n'acquiert pas de solides bases sur l'escrime en général.

 

Voici par exemple une conférence de Marc-Olivier Blattlin qui nous parle de ses recherches sur l'escrime commune ibérique

***

Étudier l'escrime ancienne par les traités n'est donc pas une tâche facile. Elle demande d'acquérir des compétences et de faire preuve de modestie. Elle demande surtout de confronter ses idées aux autres et de s'appuyer sur leurs travaux. Néanmoins, une méthode plus simple pour créer un combat relevant d'une culture ou d'une tradition martiale ancienne peut être de ne finalement que peu consulter le traité et de se baser uniquement sur le travail des autres. Il faut évidemment s'assurer qu'il s'agit d'un travail de qualité (pour cela il y a la reconnaissance des pairs, l'analyse de la qualité de la réflexion de la personne et aussi une mise en regard avec une lecture rapide des traités étudiés). Mais une fois que l'on peut avoir (relativement) confiance en cette interprétation on peut se contenter de la suivre pour apprendre l'escrime de cette époque et l'utiliser de manière logique pour construire un combat de spectacle. Pour cela, évidemment, les vidéos sont idéales et elles ne sont, je pense, pas assez utilisées en escrime de spectacle !

mardi 21 septembre 2021

Un duel atypique en 1835 (analyse)

Il y a presque deux ans j'avais publié un long article traitant du duel au XIXe siècle. Or en dépouillant les rubriques de faits divers des journaux de l'époque je suis tombé sur la relation d'un procès de duel particulièrement intéressante. Il s'agit à la fois d'un duel atypique puisqu'il était au sabre mais avec masques et gants d'escrime, mais aussi d'une affaire qui permet de bien mettre en lumière les enjeux et les réalités des duels de l'époque. Je vous propose donc d'analyser ces événements ensemble du point de vue de l'escrime et de l'histoire du duel.

Illustration du duel dans la revue Causes célèbres de tous les peuples II parue en 1858
Source : gallica.bnf.fr / BnF


 

Quelques éléments factuels

Comment cet événement nous est connu

Si je peux vous en parler actuellement c'est que la mémoire de ce duel est parvenu jusqu'à nous d'une manière ou d'une autre. Il eut son petit retentissement à l'époque et, comme le XIXe siècle est le siècle des débuts de la presse massive, c'est par ce biais qu'il est parvenu jusqu'à nous. À vrai dire il nous est aussi parvenu par la voie judiciaire puisque c'est aussi parce qu'un long procès de cour d'Assises a suivi cet événement qu'on en a entendu parler. Le mois de juillet 1836 voit la naissance de journaux d'un nouveau genre, La Presse et Le Siècle. Ces journaux sont des quotidiens vendus beaucoup moins cher que les autres quotidiens de l'époque et sont financés en partie par une demi-page de publicités à la fin du journal. Ils sont destiné à un public plus populaire (mais sachant lire ce qui n'est pas encore la norme à l'époque). Ils sont les premiers à proposer un feuilleton à découper en bas de page ainsi que des rubriques de faits divers qui nous intéressent ici.

C'est donc La Presse qui a couvert le procès d'Aimé Sirey au cours de ces numéros des 27, 28 et 29 août 1836. Je vous mets ci-dessous la reproduction de ce compte-rendu (n'hésitez pas à cliquer sur l'image et à zoomer). Il s'agit d'un compte-rendu d'audience par un journaliste probablement présent à celle-ci. Il en choisi forcément les moments les plus pertinents avec sa propre subjectivité mais il s'agit cependant d'une source de première main à laquelle on peut accorder un assez bon crédit.

Relation du procès Sirey dans le journal La Presse des 27, 28 et 29 août 1836
Collage personnel à partir de gallica.bnf.fr / BnF

L'acte d'accusation avait, quant à lui, été reproduit intégralement quelques jours auparavant dans La gazette des tribunaux et permet de compléter notre vision de l'affaire. n'oublions cependant pas que c'est un acte à charge qui accuse Aimé Sirey de meurtre et présente donc l'affaire sous un certain angle. Néanmoins il permet d'éclairer certains point. Je vous en donne une reproduction ici.

Enfin la meilleure source, même si elle est un peu plus tardive est le récit des trois affaires judiciaires d'Aimé Sirey paru en 1858 dans le périodique bisannuel Causes célèbres de tous les peuples. Abondamment illustré l'article fait vingt pages dont moins de cinq sont consacrées au duel avec Durepaire. L'auteur a fouillé le passé des affaires financières opposant Durepaire à M. Sirey père et nous donne surtout beaucoup d'informations sur la vie d'Aimé Sirey mais il se concentre surtout sur sa mort en 1842. Même si cet article n'est pas exempt de jugements moraux il nous semble également une source fiable sur l'événement. En raison de sa longueur je ne le reproduis pas ici mais je vous invite à le consulter directement sur Gallica (allez à la page 217).

Acte d'accusation de Sirey dans La gazette des tribunaux des 8 et 9 août 1836
Collage personnel à partir de gallica.bnf.fr / BnF

Le duel du 28 novembre 1835 et ses prémisses

Alexis Durand Durepaire et Aimé Sirey étaient cousins par alliance, la mère d'Aimé Sirey, Marie-Jeanne du Saillant, était une petite nièce du célèbre Mirabeau. Elle avait épousé Jean-Baptiste Sirey, célèbre jurisconsulte en 1800. Ce dernier, réputé pour être avisé en affaire, s'était occupé de la succession de son beau-père et de l'administration des biens de son beau-frère. À la mort de celui-ci en 1833 les enfants du marquis de Saillant ont contesté la gestion de Jean-Baptiste Sirey, l'accusant d'avoir voulu les spolier des biens de leur père. Ils étaient conduit par Alexis Durand Durepaire, époux de l'une des filles du comte décrit comme le seul qui s'occupa d'affaire dans cette branche de la famille. La querelle s'envenimant un procès est prévu mais cela n'empêche pas Durepaire d'insulter Sirey père. Cette insulte aboutit à une provocation en duel de la part d'Aimé Sirey qui, en tant que fils, relève l'insulte au nom de son père trop âgé pour un duel face à un trentenaire. Néanmoins ce duel, prévu à l'origine le 18 juillet 1835, fut empêché par des amis communs mais il n'éteignit cependant pas la querelle entre les deux hommes.

Durant la première quinzaine de novembre, en passant à Limoges, Aimé Sirey appris qu'Alexis Durand Durepaire avait proféré publiquement de nouvelles insultes contre son père, voulant l'assigner en justice. Ainsi, le 24 novembre, comme il était de coutume, il lui envoya deux témoins, Messieurs Cayeux et de la Brunerie pour lui faire part de sa volonté d'avoir un duel avec lui. L'alternative, pour éviter le duel, était de signer un écrit déclarant qu'aucun procès ne devait être fait à Jean-Baptiste Sirey par la famille Saillant. Durepaire refusa de la signer et acceptait ainsi le duel.

Lettre de Sirey tirée de son acte d'accusation reproduite dans La gazette des tribunaux des 8 et 9 août 1836
Gallica.bnf.fr / BnF

Aimé Sirey avait la réputation d'être un excellent tireur au pistolet et un bon escrimeur à l'épée tandis qu'Alexis Durand Durepaire n'était exercé à aucune de ces deux disciplines. C'est ainsi que, le 25 novembre, les témoins et les parties furent réunis Place de la Concorde à Paris. Durepaire proposa de se battre soit à bout portant avec un seul des pistolets chargés, soit à la carabine, à soixante pas de de distance en s'avançant et en s'avançant et en tirant à volonté (n'oublions pas que les carabines de l'époque étaient à chargement unique par la bouche, on n'a donc ainsi probablement qu'un seul tir). Si Sirey accepta ces conditions les témoins des deux camps refusèrent d'être impliqués dans une telle boucherie, ils rappelèrent également qu'il appartenait aux témoins de fixer les conditions du duel. Les témoins de Durepaire, M. de Mortemart-de-Boisse et l'écrivain et inspecteur des monuments historiques, Prosper Mérimée, insistèrent pour que le duel ait lieu après le procès. Mais le 27 novembre Sirey envoya de nouveaux deux de ses amis à Durepaire, l'enjoignant de signer la déclaration ou de se battre en duel. Devant le refus de Durepaire, Sirey apparu soudainement et frappa son adversaire au visage, rendant ainsi le duel inévitable. Durepaire envoya donc une lettre à son ennemi acceptant ainsi le duel.

Lettre de Durepaire à Sirey tirée de l'acte d'accusation reproduite dans La gazette des tribunaux des 8 et 9 août 1836
Gallica.bnf.fr / BnF
 

Les deux nouveaux témoins de Durepaire, MM. de Parny et de la Riffaudière emmenèrent leur ami chez un maître d'armes, Grisier qui constata son inexpérience à l'épée. C'est lui qui suggéra d'utiliser des sabres, arme qu'aucun des deux adversaires ne connaissait, pour égaliser les chances. Cependant, le lendemain, Aimé Sirey estimait avoir le choix des armes en tant qu'offensé et voulait se battre à l'épée. La qualité d'offensé étant contesté les témoins cherchèrent d'abord à consulter un officier général pour trancher cette question mais il n'en trouvèrent pas et décidèrent de tirer les armes au sort, ce fut le sabre qui l'emporta.

Le duel eut lieu le soir même derrière une manufacture de poudre fulminante en présence des témoins, d'un chirurgien et des paysans des environs venus assister au spectacle. Au bout de cinq reprises Aimé Sirey fut blessé légèrement tandis qu'il transperçait le foie de Durand Durepaire lui occasionnant une blessure mortelle. Nous analyserons plus loin le combat en lui-même (après tout il s'agit d'un blog sur l'escrime) qui fut déclaré comme loyal par les témoins. Visiblement aucun compte-rendu du duel ne fut fait par ceux-ci, il n'en est pas mention dans le procès.

C'est la veuve de Durepaire qui décida d'intenter un procès à Sirey fils pour homicide d'où l'enquête qui fut ensuite conduite et qui fait probablement que ce duel est parvenu jusqu'à nous. Sirey fut acquitté de l'accusation de meurtre mais fut néanmoins condamné à verser, à titre de dommages et intérêts, 10000 francs à la veuve de son adversaire.

Nous n'avons pas d'image du procès Sirey de 1836 mais à la place je vous montre cette image, tirée du journal L'illustration N°. 70 du 29 Juin 1844 montrant la Cour d'Assises de la Seine lors de l'audience du 27 juin 1844-Procès d'Édouard Donon-Cadot et de Rousselet.
tiré du Gutenberg Project

Un duel atypique mais une escrime de piètre qualité

Un duel atypique

Analysons tout d'abord ce duel du point de vue de l'escrime. Nous avons d'abord un duel au sabre, ce qui n'est pas commun, surtout quand aucun des adversaires n'est un militaire, et un duel avec des masques et des gants de protection qui se termine tout de même par un mort. On l'a vu, le sabre avait été choisi parce que l'un des adversaires, Alexis Durand Durepaire, ne savait clairement pas manier les armes. C'est d'ailleurs ce qu'avait constaté le maître d'armes que ses amis lui ont fait consulter. Durepaire ayant eu par le passé le bras cassé les sabres choisis sont dit "très légers". Il pourrait s'agir de sabres briquets mais cela serait probablement précisé. J'opterais plutôt pour ma part pour le sabre d'officier d'infanterie modèle 1821 pesant moins d'1kg et qui, au vu de la condition des combattants, semble plus "honorable" et plus probable.

L'utilisation de gants de protection semble être une pratique courante à l'époque, c'est du moins ce que nous en dit M. de la Brunerie, officier de cavalerie et témoin d'Aimé Sirey. En tant que militaire et cavalier il devait être familier des coutumes des duels au sabre. Cette coutume est confirmée dans l'Essai sur le duel du Comte de Chateauvillard (1836). Ceux-ci protègent bien les mains du coups de sabre puisqu'il est dit qu'à un moment, lors d'une reprise Alexis Durand Durepaire a été touché à la main. On voit là qu'on est sur une autre philosophie du duel que l'habitude des touches aux avancées à la fin du même siècle. Les gants pourraient être là pour protéger les mains lors des duels au premier sang courants chez les militaires et ainsi éviter une blessure handicapante capable de rendre le soldat inapte. Mais on peut aussi y voir l'idée d'éviter les blessures superficielles rendant l'un des adversaire incapable de poursuivre le combat sans pour autant qu'une blessure grave ou mortelle n'ait été délivrée. Sans plus d'informations il nous est difficile de trancher cette question.

En revanche l'utilisation de masques d'escrime pour protéger le visage était visiblement exceptionnelle. Elle a été proposée par Aimé Sirey qui ne voulait pas être blessé au visage. Faut-il entendre ici que le duel ne serait pas forcément à mort ou que, simplement, ce protagoniste ne voulait pas, s'il il survivait, finir sa vie balafré (il était dit bel homme et il eut de nombreux succès féminins ce qui lui coûta d'ailleurs la vie comme on le verra en épilogue) ? Était-ce une ruse ou une manœuvre pour forcer un combat d'estoc ? En effet, on l'a déjà vu dans ce blog, l'attaque à la tête avec une arme est à peu près le seul geste naturel d'attaque d'un être humain. En exigeant le port de masques de protection Sirey privait ainsi son adversaire inexpérimenté d'un coup dangereux qu'il était en mesure d'effectuer instinctivement. A-t-il eu cette pensée ? En tout cas ni les témoins ni l'avocat général ne semblent avoir relevé ce point.

Sabre d'officier d'infanterie modèle 1821 issu d'une collection privée.
Présenté sur le forum Les armes du Paléolithique aux Années Folles

Une escrime de débutants

Venons-en à l'escrime en elle-même, c'est dans l'acte d'accusation que le combat est le mieux détaillé et le moins que l'on puisse dire est que l'on a pas eu affaire à de la grande escrime ce soir-là. À chaque reprise il semble que Sirey, décrit comme ému et transporté, faisait reculer Durepaire "qui paraissait calme et de sang froid". Sirey étant, comme en témoigne le reste de sa vie, un individu prompt à l'emportement et étant également le plus expérimenté du point de vue de l'escrime ce scénario semble assez logique. Plus étonnant, l'acte d'accusation indique qu'aucun des deux ne tenta de coup de tranchant tous deux "avares de grands mouvements ripostèrent par des froissements de lame et de simples dégagements. Il faut dire que la tête et les poignets étant protégés, la plupart des coups de taille devenaient inefficaces tandis que le faible poids des sabres choisis permettait probablement un jeu de pointe correct. On a en fait là une escrime typique du jeu à l'épée de cette époque, escrime que Sirey maîtrisait en principe et qu'il a probablement voulu imposer étant en plus celui qui avait l'initiative.

Néanmoins dans le combat c'est essentiellement Sirey qui s'est trouvé en difficulté. Ainsi dés la première reprise il détourna de la main gauche un estoc qui lui arrivait à la poitrine. On dit que son épiderme en fut légèrement écorché ce qui semble indiquer que seule la main droite portait un gant. Cette action, ne semble pas être vue comme une tricherie rendant le duel non honorable, nous sommes probablement à l'époque charnière où cette technique commence à être dénigrée (elle est prohibée dans l'Essai sur le duel de Chateauvillard qui date de l'année suivant ce duel) . À un moment non déterminé Sirey fut touché  à la cravate et le gant de Durepaire reçu un coup de sabre. À la quatrième reprise la chemise de Sirey  fut transpercée et il tomba en arrière, c'est son témoin, M. de la Brunerie (l'officier de cavalerie), qui empêcha Durepaire de porter un second coup à son ami à terre. Enfin, à la cinquième reprise, au bout de 11 minutes de duel, les deux adversaire firent un "coup fourré" en allongeant la main sans se fendre et se blessèrent tout deux mutuellement sauf que la blessure de Sirey était superficielle alors que sa lame transperça le foie de Durepaire qui mourut quelques heures plus tard.

On voit ici en action comment quelqu'un de pourtant décrit comme meilleur escrimeur peut perdre ses moyens et se battre moins bien que son adversaire au point de se mettre en danger plusieurs fois pour finir sur un lamentable coup double où il eut de la chance de ne pas être blessé plus gravement. Est-ce à mettre sur le compte de sabre tout de même plus lourds que des épées et réagissant moins vite qu'on, pouvait l'espérer ? Mon expérience des armes m'incite à ne pas trop y croire et c'est plutôt dans l'emportement et la trop grande confiance en soi que je chercherai les causes de la mauvaise performance de Sirey. On voit également l'importance du rôle des témoins dans un combat puisque de la Brunerie a probablement sauvé la vie de son ami ce soir-là.

C'est probablement ce type de coups d'arrêt avec lequel se blessèrent mutuellement les deux duellistes
in L'escrime moderne ou nouveau traité simplifié de l'art des armes, par le Chevalier Donon (vers 1830)

Une illustration de la légalité relative du duel

Une Justice qui recherche l'honorabilité du duel

Là où, en revanche, ce duel est assez typique de son époque c'est sur le traitement qu'en fait la Justice (mais également la presse). Si l'avocat général a bien un timide propos contre le duel dans l'acte d'accusation c'est d'abord l'honorabilité de duel que la Justice a jugé en ces journées des 26, 27 et 28 août 1836. On interroge donc les témoins du duel ainsi que tous ceux qui ont assisté afin de savoir si celui-ci s'est déroulé honorablement et on lève les points obscurs d'autant que, si les témoins assurent que le duel était honorable, des étrangers ayant assisté au duel (a priori surtout des paysans locaux) n'était pas de cet avis. Après quelques éclaircissement c'est cependant l'avis des témoins, notables jugés probablement plus au fait des coutumes du duel, qui a prévalu sur celui des paysans locaux.

On demande ainsi des explications sur les gants et surtout les masques qui paraissent étranges mais le fait qu'ils aient été acceptés par les deux parties et que les deux duellistes en porte semble convenir aux jurés. De même on interroge sur les interruptions, les chutes... Mais ce qui semble être le principal soupçon est que Sirey ait profité de ce duel pour éviter à son père le procès que Durepaire voulait lui intenter. Celui-ci se défend en expliquant qu'il a d'abord voulu venger des insultes faites à son père ce que le jury semble finalement accepter en l'acquittant.

Néanmoins, et ce procès fut une première en la matière, si le jury acquitte l'accusé selon le droit pénal, il condamne ce dernier à payer des dommages et intérêts à la veuve de la victime selon les règles du droit civil. Il reconnait ainsi un préjudice pour la veuve sans pour autant vouloir punir Sirey de son comportement. C’est un premier pas vers une certaine délégitimisation du duel.

Très peu de temps avant ce procès le duel entre les patrons de presse Armand Carrel et Émile de Girardin où le premier avait été tué avait frappé l'opinion.

Des codes moraux du duel plus ou moins bien définis

Concernant le duel lui-même on voit bien que sa légitimité est l'affaire des témoins eux-mêmes. C'est eux qui ont la charge à la fois de protéger leur champion mais également d'assumer que l'égalité entre les combattants a bien été respectée et qu'il ne s'est pas agit d'un assassinat déguisé. Cette tâche est importante socialement car elle met en jeu leur honneur. Ainsi de la Brunerie, choqué de la proposition de duel à bout portant avec un seul pistolet chargé affirme qu'il aurait provoqué en duel Alexis Durand Durepaire si un tel duel s'était tenu. De même Prosper Mérimée et M. de Mortemart de Boisse refusent un duel considéré comme aussi peu honorable et et se retirent en tant que témoins de Durepaire.

Il y a là un certain paradoxe : d'une part on se refuse à un duel aussi mortel et hasardeux, d'une autre on veut néanmoins égaliser les chances entre les deux combattants. Or, si Sirey est rompu à l'escrime à l'épée ce n'est pas le cas de Durepaire (dont on ne sait rien de sa famille ou de ses origines, peut-être plus modestes ce qui expliquerait qu'il n'a pas appris l'escrime dans sa jeunesse). En pareil cas on décide souvent de régler les choses au pistolet mais Sirey est réputé être un tireur hors pair. C'est ainsi qu'on en arrive au choix du sabre et la demande de Sirey de porter des masques ajoute au côté atypique de ce duel. Notons que les témoins de Sirey, estimant avoir le choix des armes, tentèrent d'imposer un duel à l'épée où leur champion aurait clairement eu l'avantage (du moins en théorie puisqu'on a vu que son comportement au combat n'était pas à la hauteur de sa prétendue supériorité aux armes).

La détermination de qui était l'offensé pose également un problème aux témoins. Sirey affirme en effet vouloir venger les insultes faites à son père. À l'inverse Durepaire, qui essayait clairement d'éviter le duel jusque là, s'estime l'offensé après le coup de poing de Sirey qui est une telle insulte qu'il ne pouvait probablement pas ne pas le provoquer en duel après cet acte sous peine de passer pour un lâche dans le monde dans lequel il évoluait. On recherche alors, pour trancher cette question, une autorité supérieure en la matière, celle d'un officier général qu'on ne trouve pas et l'on choisit finalement de s'en remettre au tirage au sort.

Reste enfin la question du moment où arrêter le duel. Tous s'entendent pour dire que le duel au premier sang n'avait pas été convenu et, ainsi que l'explique M. Grisier, le maître d'armes consulté par Durepaire, il n'y a alors aucune règle en la matière. Le duel doit ainsi s'arrêter si les deux adversaires acceptent d'y mettre fin, ainsi Sirey aurait-il proposé une nouvelle fois à Durepaire de cesser ses actions judiciaires contre son père. Mais sinon il doit se terminer lorsque l'un des deux adversaires (ou les deux) n'est plus en état de poursuivre le duel, les témoins en étant les seuls juges. Cela implique souvent la mort de l'un des deux. Cette notion de duel à mort nous semble d'ailleurs un peu ambigüe. C'est clairement ce qu'envisageait Aimé Sirey pour le premier duel du 18 Juillet puisqu'il évoque un duel à mort dans une lettre à un ami. Néanmoins on refuse pour autant des solutions trop mortelles au pistolet ou à la carabine et on accepte les gants à crispins et surtout les masques. Est-ce un premier pas vers une réduction de la létalité des duels, tendance qui a été en s'accentuant tout au long du siècle ? Pour autant l'issue fatale du duel n'a visiblement pas choqué les témoins pour autant que le duel ait été honorable.

C'est peut-être pour clarifier un peu mieux ces règles d'honneur non-écrites qu'est paru la même année, l'Essai sur le duel du Comte de Chateauvillard, couchant ainsi par écrit un certain nombre de coutumes et permettant d'aider à trancher les débats entre témoins.

 

La couverture de l'ouvrage du Comte de Chateauvillard

Épilogue : la mort de Sirey en 1842

Je ne peux évoquer ce duel sans évoquer la mort d'Aimé Sirey dans une autre querelle quelque six années plus tard. Il ne s'agissait cependant là pas d'argent mais d'une femme, une cantatrice décrite comme "de troisième ordre" mais dont on louait la beauté et le charme : Catinka Heinefetter. Tous ces faits ainsi que les détails du procès qui s'ensuivit dans un livret de Causes célèbres de tous les peuples de 1858 que j'évoquais dans les sources. Il est également relaté dans le journal l'Illustration du 4 mars 1843.

Catinka Heinefetter
Lithographie d'Alphonse-Léon Noël (1807–1884) d'après la peinture de Franz Xaver Winterhalter (1805–1873)

En novembre 1842 Catinka Heinefetter était à Bruxelles où elle jouait et habitait un appartement rue des hirondelles. Elle avait été la maîtresse d'un jeune avocat parisien, Édouard Caumartin qui avait payé la première traite de son logement, lui avait fait miroité le mariage mais dont elle essayait de se séparer et dont elle redoutait la violence. Celui-ci était retourné à Paris mécontent de l'engagement à Bruxelles de sa maîtresse mais il revint à Bruxelles le 19 novembre sans prévenir dans le but, dit-il, de récupérer ses lettres car il était question pour lui d'un mariage à Paris probablement avec une jeune fille de bonne famille. Il se rendit au concert de la Grande-Harmonie où la cantatrice chantait ce soir-là et mais la vit sortir en compagnie de quatre personnes dont Aimée Sirey qu'il ne connaissait pas et deux autres femmes. Il se rendit alors son appartement où la compagnie avait décidé de souper.

Il refusa de souper, restant assis sur le sofa en découvrant que Sirey avait visiblement les faveurs de la maîtresse de maison. Celui-ci la fréquentait en effet depuis quelques jours et lui avait déjà fait des cadeaux. Lorsque, le souper fini, les dames se retirèrent Sirey vint trouver Caumartin en lui faisant remarquer qu'il était de trop. S'ensuivit une altercation où Sirey s'emporta et le frappa de sa canne. Un duel fut décidé pour le lendemain à huit heures à l'épée mais, Caumartin mettant du temps à partir Sirey l'attaqua de nouveau en le trouvant encore dans l'appartement, peut-être avec un couteau de table. Caumartin tenta de se défendre avec sa canne mais Sirey l'attrapa, et, croyant lui avoir arrachée il se jeta sur lui... Sauf qu'il s'agissait d'une canne à dard avec une lame d'une trentaine de centimètre et que c'est précisément sur cette lame qu'il se jeta, le cœur, l'estomac et le poumon transpercés. Il mourut dans les minutes qui suivirent dans les bras de son ami, Milord de Lavillette.

Il s'ensuivit un procès qui fit grand bruit et au cours duquel Caumartin fut finalement acquitté mais condamné à des dommages et intérêt notamment pour port d'une arme prohibée. Je conclue avec ces mots de Maître Chaix, défenseur de Caumartin sur Aimé Sirey :

"Ne cherchez donc pas qui a dirigé le coup ; c'est Dieu qui a voulu qu'il se précipita vers l'arme ; c'est lui qui a voulu qu'il mit à nu le fer sur lequel il s'est précipité. C'est Dieu qui l'a voulu ainsi pour lui pardonner ; que la miséricorde le reçoive, il a payé sa dette. Le doigt de Dieu avait marqué Sirey : Sirey avait frappé avec l'épée, il devait périr par l'épée. Caumartin n'a été que l'instrument passif de la vengeance divine. Mais que tout soit remis à la victime ; la justice humaine n'a plus de compte à lui demander. Sa mort a expié sa vie."

 

La mort de Sirey dans la revue Causes célèbres de tous les peuples II parue en 1858
Source : gallica.bnf.fr / BnF

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Il nous reste à conclure après cette tranche de vie et de mort du XIXe siècle qui, je l'espère, vous aura un peu immergé dans la bonne société de l'époque et vous aura permis de la comprendre un peu mieux. On aura approché d'un peu plus près les notions d'honneurs et les obligations que pouvaient impliquer certaines actions si l'on voulait "tenir son rang". Le dernier épisode de la mort de Sirey est paradoxal : il aurait normalement dû déboucher sur un duel mais seuls l'impatience de l'homme et la malchance firent en sorte que le conflit fut résolu avant cette explication d'honneur. J'espère aussi que cette histoire vous inspirera pour vos scénarios et vos chorégraphies et, si jamais vous mettez un jour en scène l'histoire d'Aimé Sirey dites-le-moi, cela me fera plaisir !