jeudi 7 octobre 2021

Étudier l'escrime ancienne par les traités ? Oui mais comment ?

J'ai souvent tendance dans ce blog à vous dire de lire les traités pour apprendre les gestes historiques mais au final cette incitation est peut-être un peu rapide et réductrice. Réductrice parce qu'elle n'évoque que la lecture et qu'une seule source : les traités d'escrime. Rapide parce qu'en fait je veux probablement dire un peu plus que cela. La véritable injonction serait plutôt : "apprenez l'escrime ancienne à partir de ce que l'on trouve dans les traités". Tout d'abord soyons clairs : les traités, livres de combat et autres manuels d'escrime sont de loin notre meilleure source pour étudier l'escrime du passé et plus on possède de traités d'une époque, moins il est difficile d'étudier son escrime. Néanmoins les traités ne sont pas forcément facile d'abord, de part leur rédaction mais aussi leur contexte d'étude. Étudier sérieusement un traité demande ainsi d'acquérir de nombreuses compétences tant d'escrimeur que d'historien ainsi qu'une somme conséquente de connaissances sur le contexte dans lequel celui-ci prend part. Cet article se propose donc de faire un point sur comment on doit travailler un traité d'escrime dans le but éventuel d'en tirer des chorégraphies de combat de spectacle.

Chercheur dans son étude, Jan Jacobsz. Wielant, d'après Henrick Rochuszn van Dagen, 1655 - 1714
dans les collections du Rijksmuseum d'Amsterdam

Les gestes et le matériel

Pour les non-historiens c'est probablement ce qui va ressortir en premier du traité : celui-ci présente souvent un corpus de gestes techniques que l'on peut exécuter, décrits par un texte et/ou par des illustrations de qualités variables. Parfois (mais ce n'est pas le plus fréquent, surtout pour les traités anciens) s'y ajoute des réflexions et des conseils sur l'escrime, le temps, la mesure, les déplacements, la tenue de l'arme etc.

C'est en général en le lisant et en essayant de réaliser les gestes décrits que l'on commence à étudier un traité. Enfin, en le lisant... sauf pour les traités français on lit en général une traduction plus ou moins aboutie faite à partir d'une transcription forcément sujette à erreurs. Mais bon passons et comptons sur la qualité des personnes qui ont travaillé le manuscrit. Cette phase est forcément importante dans l'étude d'un traité puisque c'est là que nous voulons en venir. Nous cherchons, dans notre cas d'escrimeurs de spectacle, à retrouver l'esprit de l'escrime d'une époque (ou d'un auteur) ainsi que les gestes qui y sont associés, dans le but de les réutiliser pour créer une chorégraphie de combat.

Il faut donc assimiler toute la mécanique des gestes du combat et non pas une sorte d’ersatz en se contentant de plaquer quelques gardes iconiques et quelques techniques spéciales. Il faudra pour cela comprendre la logique de l'escrime de cette époque qui peut être différente de la nôtre ou d'autres époques. Ainsi la Verdadera Destreza, la haute escrime espagnole de la noblesse du XVIIe siècle met l'accent sur l'engagement constant du fer, l'enchaînement des techniques de pression, de liement, avec une compréhension fine du sentiment du fer et sans la notion de temps ou de soudaineté d'une attaque. C'est une escrime fondamentalement différente de notre pratique moderne et qui s'inscrit dans un contexte très spécifique. Le fait que les rédacteurs insistent sur une approche mathématique de la description des gestes dépasse aussi le cadre de l'escrime. Ainsi pour comprendre la Verdadera Destreza on ne peut se contenter de simplement lire le traité et reproduire les gestes. Il faut aller plus loin dans les recherches. Je prends ici cet exemple mais j'aurais tout aussi bien pu prendre l'escrime médiévale ou le sabre du XIXe siècle qui reposent eux aussi sur des contextes parfois spécifiques.

 

Opposition d'angles dans le Précis des principes de la véritable escrime et de la philosophie des armes par Don Francisco Antonio de Ettenhard (1675) où on voit l'importance accordée aux angles, à la mesure aux degrés de force de pression sur la lame dans la Verdadera Destreza

Avant d'aller plus loin il me faut rapidement évoquer le cas des armes et de leurs simulateurs. Il est également important que ceux-ci se rapprochent des armes de l'époque. Vous ne ferez pas la même escrime avec une rapière de spectacle à lame triangulaire de 700g et une rapière italienne d'1,5 kg avec une lame de plus d'un mètre de long. Quand vous maniez des rapières longues de plus d'1kg vous comprenez la difficulté de porter d'autres coups que des coups d'estoc car l'arme vous dit clairement qu'elle n'est pas faite pour cela ! De même vous comprenez la nécessité de laisser aller votre arme et de repartir à l'aide d'un moulinet quand vous manier des sabres qui font deux ou trois fois le poids d'une arme d'escrime.

Néanmoins il ne faut pas non plus aller trop loin dans la précision accordée au simulateur. Tout d'abord nous avons uns grande diversité des armes à toutes les époques, les épées pouvaient être conservées pendant des décennies voire plus et leurs qualités, leurs formes et leurs équilibres étaient très variables. Rappelons que les armes réglementaires n'arrivent pas, au mieux, avant le milieu du XVIIIe siècle et que même ainsi les unités peuvent mettre des décennies avant de passer au modèle le plus récent faute de budget. De plus, au dire même de beaucoup d'auteurs, les méthodes de combat sont faites pour être maniées avec toutes sortes d'armes plus ou moins similaires : ainsi les armes d'hast sont rarement différenciées de même que les lames à une main en dehors des rapières (qui elles-mêmes sont assez diverses). Enfin n'oublions pas que la plupart des auteurs de traités ont manié principalement des armes neutralisées ou des simulateurs tout au long de leur carrière. Ainsi Joachim Meyer (mort en 1571) n'a-t-il probablement jamais manié d'arme tranchante en situation de combat. Toute son escrime est d'abord destinée à des armes neutralisées ou des simulateurs : des Fechtschwerten ("épées d'escrime" littéralement que nous nommons en général "Feder"), des rapières bluntées ainsi que des dussacks en bois (parfois recouvert de cuir), des dagues en bois et des bâtons ou des hallebardes en bois. On comprendra ainsi aisément la vanité de vouloir absolument retrouver l'arme exacte de l'époque (et que nos simulateurs sont aussi probablement meilleurs que les leurs).

Enseignement de l'escrime à l'université de Leiden gravure de Willem Isaacsz. van Swanenburg (1610).
On remarque bien ici les différentes armes neutralisées et simulateurs utilisés.
Dans les collections du Rijksmuseum d'Amsterdam

Le contexte de rédaction

Je reviens donc sur le contexte de la rédaction du traité qui est indispensable pour bien comprendre celui-ci. Un traité d'escrime n'est pas une œuvre isolée, elle s'inscrit dans une époque historique, est écrite par un auteur particulier dans un but particulier. Cet auteur est lui aussi imprégné de son époque, des pratiques mais aussi des codes de rédactions etc.

Le moins difficile à analyser reste le contexte historique de l'époque et le contexte de pratique. Il faut déjà chercher dans quel cadre on pouvait utiliser les armes présentées. Ainsi un traité d'escrime du début du XIXe siècle vous présentera des techniques d'épées destinées à être utilisées dans le cadre d'un duel ou dans une salle d'armes ou un "concours" d'escrime, on peut d'emblée ou presque exclure le champ de bataille où on utilisera au mieux un sabre. À la même époque le sabre est utilisé par les cavaliers  donc à cheval, et à pied par les officiers uniquement (si l'on excepte les marins). Mais comme les soldats n'ont pas les moyens d'acheter des livres on aura plutôt tendance à avoir un traité destiné aux officiers qui ont aussi une formation à l'escrime plus poussée que les hommes. On le voit pour cette époque parce qu'on a également des manuels pour apprendre le maniement du sabre aux cavaliers (ou aux marins) avec des méthodes d'enseignement de masse et des techniques moins poussées.

J'ai volontairement pris l'exemple du XIXe siècle qui est assez clair mais c'est le cas de tous les traités de combat que l'on a pu retrouver. N'oublions pas une chose : les livres, même imprimés, valent assez cher à ces époques, à la fois à produire et à acheter. Les illustrations se font sous forme de gravures (sur métal, pierre ou bois selon les époques et la qualité) et rajoutent encore à ce prix. Les clients potentiels de ces traités d'escrime ou livres de combat sont donc des gens qui appartiennent au minimum aux hautes classes de la société : bourgeois et nobles pour l'essentiel. Outre son aspect pratique le livre est un objet de prestige et je ne parle même pas des manuscrits ornés. L'auteur doit donc écrire un ouvrage qui intéressera son lectorat et donc parler de l'escrime qu'ils pratiquent (et qui est le plus souvent la sienne). C'est probablement pour cela que l'on n'a presque rien sur le sabre aux XVIIe et XVIIIe siècle : on sait par d'autres sources qu'une escrime au sabre existait et était enseignée mais elle n'était pas pratiquée par les personnes susceptibles d'acheter un traité d'escrime qui, eux, pratiquaient la rapière puis l'épée de cour. Au mieux trouve-t-on quelques techniques pour se défendre d'autres armes comme chez P. J. Girard ou D. Angelo !

Technique de défense contre les coups de sabre présentée par Pierre Jacques Girard dans son Nouveau traité de la perfection sur le fait des armes (1736)

Dans le même esprit il est toujours bon de connaître l'auteur : qui était-il ? Quelle était sa véritable expertise sur le sujet ? Et surtout, pourquoi écrit-il ? Deux auteurs quasi contemporains comme P. H. Mair et J. Meyer n'ont probablement pas écrit leurs traités pour les mêmes raisons. Le premier était un patricien de la cité d'Augsbourg, un riche membre de l'élite dirigeante de sa ville. Le second était un modeste coutelier de Strasbourg visiblement surdoué en escrime. Le premier voulait probablement se doter d'ouvrages extrêmement prestigieux manuscrits, peints à la main et qui avaient pour objet de rassembler un éventail de techniques à toutes les armes d'escrime. Le second visait la promotion de son art et de sa compétence ce qui lui a valu d'ailleurs d'être engagé comme Maître d'Armes par le comte Heinrich von Eberst (et de mourir d'une pneumonie contractée durant le voyage). Dans le même ordre d'idée il ne faut jamais oublier que l'objectif d'un auteur comme George Silver est de prouver la supériorité de l'escrime britannique traditionnelle sur cette importation étrangère qu'est l'escrime à la rapière ! Je ne multiplierai pas les exemples, vous m'avez compris.

Enfin, beaucoup plus difficile est de prendre en compte les formes de rédaction et le système intellectuel de l'époque. Les humains pensaient probablement un peu différemment et étaient férus de certains systèmes intellectuels souvent hérités de l'Antiquité. Ainsi dans cet article le Docteur en Histoire et pratiquant de combat historique, Pierre Alexandre Chaize s'interroge sur la relation qu'entretenait l'escrime avec la dialectique et la logique chez Liechtenauer. Il y a toute une symétrie des positions dans l'escrime allemande qui n'est probablement pas le fait du hasard ou d'une réalité d'emploi égal de telle ou telle posture mais plus probablement d'un système de penser et de présenter un savoir techniques. De même sur les descriptions ou les illustrations n'oublions pas que les auteurs de l'époque, en plus de concevoir intellectuellement les choses différemment, tâtonnaient bien plus que nous dans les techniques de transmissions d'un savoir ou de description des gestes. D'autant que beaucoup n'étaient pas non plus des clercs rompus à l'utilisation de concepts théoriques. L'étude de cette dimension "sociologique" est encore en grande partie à mener mais il faut l'avoir à l'esprit et faire preuve de modestie.

Répartition spatiale des manœuvres d’escrime selon J. Liechtenauer.
Croquis par P.A.Chaize dans son article Les normes et les règles de rédaction d'un savoir-faire gestuel. L'exemple des livres d'escrimes à la fin du Moyen Âge

L'importance du réseau de chercheurs

J'espère que vous commencez à mesurer l'importance de la tâche qui consiste à étudier un traité d'escrime ancien. C'est une tâche immense pour une seule personne et c'est pour cela que certains en font un sujet de thèse qu'ils étudient à plein temps pendant des années. C'est en fait le cas pour tous les sujets historiques en général et même pour tous les domaines de la connaissance. Et la solution trouvée à cela est de s'appuyer sur les recherches des autres, sur ce qui a déjà été étudié pour apprendre et éventuellement confronter ses découvertes et interprétations. 

Au XXIe siècle il est très facile de se connecter aux autres personnes qui étudient ou ont étudié les traités qui nous intéressent. Ils ont souvent écrit des articles qu'ils ont mis en ligne, parlé dans des forums voire tourné des vidéos d'interprétation ou été filmés lors de conférences. Il existe des espaces de discussion francophones et anglophones où on peut confronter des idées mais aussi parfois simplement poser des questions, demander des conseils.

Ajoutons une chose sur la démarche "scientifique" : on peut avoir sa propre interprétation de tel ou tel traité et celle-ci peut être divergente de la majorité. Mais il faut alors être capable de la justifier face aux critiques et être prêt, au besoin, à la changer si les arguments sont convaincants. On n'est ici sur une recherche encore jeune où, si certaines bases sont à peu près assurées, beaucoup reste à comprendre. Ne vous fiez pas, par exemple, à notre ton péremptoire lors de notre vidéo sur les erreurs en escrime à l'épée longue. Si nous sommes aussi affirmatifs c'est parce que nous savons que nous sommes dans le consensus scientifique, que globalement, en l'état actuel de la recherche, on ne faisait pas couramment ces gestes en escrime médiévale. Notons le "couramment" qui prouve qu'il y a aussi des exceptions mais l'immense majorité des gens qui étudient l'épée longue sont d'accord avec nous pour dire que ce n'était pas la pratique courante. On peut toujours renverser un consensus mais il faut de solides arguments !

Tout cela pour dire que si vous prétendez étudier des traités vous ne pourrez vous passer de consulter des travaux et de discuter avec les autres personnes qui les étudient. C'est une discussion qui devra avoir lieu sans poser des arguments d'autorité comme un statut de Maître d'Armes par exemple qui ne qualifie personne pour être un bon historien. Tout comme une formation d'historien ne qualifie pas non plus un bon chercheur si il n'acquiert pas de solides bases sur l'escrime en général.

 

Voici par exemple une conférence de Marc-Olivier Blattlin qui nous parle de ses recherches sur l'escrime commune ibérique

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Étudier l'escrime ancienne par les traités n'est donc pas une tâche facile. Elle demande d'acquérir des compétences et de faire preuve de modestie. Elle demande surtout de confronter ses idées aux autres et de s'appuyer sur leurs travaux. Néanmoins, une méthode plus simple pour créer un combat relevant d'une culture ou d'une tradition martiale ancienne peut être de ne finalement que peu consulter le traité et de se baser uniquement sur le travail des autres. Il faut évidemment s'assurer qu'il s'agit d'un travail de qualité (pour cela il y a la reconnaissance des pairs, l'analyse de la qualité de la réflexion de la personne et aussi une mise en regard avec une lecture rapide des traités étudiés). Mais une fois que l'on peut avoir (relativement) confiance en cette interprétation on peut se contenter de la suivre pour apprendre l'escrime de cette époque et l'utiliser de manière logique pour construire un combat de spectacle. Pour cela, évidemment, les vidéos sont idéales et elles ne sont, je pense, pas assez utilisées en escrime de spectacle !

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