mardi 23 octobre 2018

Ces fausses idées sur le combat historique que nous ont transmises les jeux de rôles et les jeux vidéo (suite)

Il y a déjà quelque temps j'avais publié un article sur les idées reçues sur le combat historique dans les jeux vidéos et les jeux de rôles. Je ne pouvais évidemment pas être exhaustif et c'est tout naturellement que cet article donne lieu à une suite.
Je rappelle encore que les pionniers du jdr évoluaient dans les années 1970, à une époque où, sans internet, l’accès à la connaissance était beaucoup plus difficile que de nos jours, surtout pour des non spécialistes. Or, des spécialistes de l’Histoire ou de l’escrime ils n’étaient pas, la plupart étaient étudiants dans des universités de sciences et avaient une vision et une connaissance des réalités historiques d’amateurs passionnés. Ils ont logiquement fait de nombreuses erreurs (volontairement ou non ?) qui se sont ensuite répercutées.
 

Les armes à deux mains nécessitent moins de force que les armes à une main pour être maniées

Eh oui, c'est en fait totalement évident et très facile à vérifier et cela vient de l'effet de levier théorisé par ce bon Archimède. « Πα βω και χαριστιωνι ταν γαν κινησω πασαν » (« Donnez-moi un point d'appui, et un levier, je soulèverai le monde ») disait-il. La force de l'escrimeur est ainsi décuplée, mieux utilisée sur une arme à deux mains et ce d'autant plus que l'écartement des mains est important. Même un peu lourde, une arme à deux mains est donc beaucoup plus facile à manier qu'une arme à une main, du moins pour la majorité.
La dague et les armes très courtes peuvent faire exception et à l'inverse, des armes d'hast très lourdes peuvent être difficiles à manier malgré l'effet de levier. Mais dans l'ensemble c'est le cas de la plupart des épées, haches et masses d'armes et encore plus des lances (la lance à une main nécessite énormément de force).


Bizarrement pourtant de nombreuses règles de jeu de rôle réservent les armes à deux mains aux guerriers ou aux personnages très forts. C'est absurde !
Escrimeurs à l'épée longue dans le traité d'Andre Paurenfeindt - édition d'Eigenhoff (1531)
On voit bien la tenue de l'arme qui permet un puissant effet de levier.

Non, avoir une arme dans chaque main ne sert pas à enchaîner les attaques façon tourbillon

Dans de nombreuses règles avoir une arme dans chaque main permet d'avoir une attaque supplémentaire ou d'enchaîner des tourbillons d'attaque. C'est souvent très différent du bouclier qui n'est que défensif dans ces mêmes règles.
Or c'est plus subtil. Il y a d'abord très peu de traités mentionnant le combat avec deux armes et encore moins avec deux épées. La plupart sont italiens et datent du XVIème siècle, les autres ne traitent que d'une dague de main gauche ou d'un bouclier. Les deux armes servent plus logiquement à riposter plus vite après une attaque, car l'on a une arme déjà prête au combat. On est donc assez proche du bouclier même si la seconde arme peut évidemment être utilisée plus efficacement pour l'attaque. Avoir deux armes permet également de porter des coups plus puissants (le quarterblow de Swetnam n'est conseillé qu'avec une dague en plus de l'épée) ou d'attaquer les jambes car on peut se rapprocher en étant protégé par l'autre arme.
On peut éventuellement enchaîner des attaques si l'adversaire n'arrive pas à apprêter son arme après avoir paré mais ça ne sera pas pour autant un espèce de mouvement tourbillonnant ou autre effet un peu ridicule qu'on peut imaginer.
Combat à deux épées selon Camillo Agrippa (1553)

Non, un combattant sans armure n'est pas à égalité avec quelqu'un de bien protégé par une armure

C'est très récurrent dans les films mais aussi largement dans le jeu de rôle et le jeu vidéo. Oui, les armures ça protège vraiment, et ne pas en porter face à un combattant bien protégé est un très sérieux désavantage ! N'importe quel coup du combattant armuré sera dangereux pour son adversaire, pour autant qu'il ait une arme tranchante et efficace il est sûr de blesser au moins sérieusement à la moindre touche, à n'importe quel endroit et très souvent de le mettre hors de combat. À l'inverse son adversaire doit viser les ouvertures et pour cela il faut le plus souvent s'approcher en demi-épée ! Si il a une arme puissante il peut également tenter d'assommer son adversaire, mais il lui faudra de nombreux coups et les armés généreusement pour qu'ils portent bien... ce qui suppose de laisser de très nombreuses ouvertures à son opposant qui n'hésitera pas à en profiter !
En résumé c'est compliqué et il faut être bon, maîtriser le tempo et la distance, les feintes et être très en forme pour profiter de l'avantage de mobilité (relatif) qu'offre l'absence d'armure.

Technique contre un adversaire en armure par Hans Talhoffer (1459)

La technique de Hans Talhoffer mise en pratique par John Clements

... d'ailleurs c'est aussi le cas d'un combattant sans arme face à un adversaire armé !

Dans le même ordre d'idée on a souvent dans le jeu de rôle et les jeux vidéos qui s'en inspirent une classe de personnage, le moine, spécialiste du combat sans armes. Même avec de bons justificatifs magiques c'est très peu crédible. Si l'humanité a inventé les armes et les utilise depuis des dizaines de milliers d'années ce n'est pas vraiment par hasard !

Moine de D&D (fanart par Mila Valentine)
Le raisonnement est le même que le paragraphe précédent : la moindre touche de l'individu armé provoquera le plus souvent au moins une blessure sérieuse tandis qu'il faut des coups biens placés ou de bonnes techniques de lutte à son adversaire pour le blesser sérieusement. L'arme donne une allonge supérieure qui ajoute un désavantage supplémentaire.
Alors oui, il existe dans les arts martiaux aussi bien orientaux qu'occidentaux toute une multiplicité de techniques pour affronter un adversaire armé quand on n'a pas d'arme. Elles fonctionnent d'ailleurs plutôt bien.... si l'on est beaucoup plus fort que son adversaire ! À niveau égal il ne se fera pas surprendre, profitera de son allonge et vous vaincra très certainement. Il faut donc être plus rusé pour le tromper, l'amener à porter l'attaque qui le mettra en danger au bon moment pour vous (en lui faisant croire que c'est le bon moment pour lui) et être vif et précis. Donc oui, c'est possible mais encore une fois on est clairement désavantagé.

Technique contre un adversaire armé par Giovanni Briccio (1613)

  Voilà, en espérant vous avoir un peu éclairé !

mardi 9 octobre 2018

Réhabilitons le bouclier !

On voit trop peu de combats de spectacle impliquant des boucliers, à la vérité les héros d'Hollywood ont même une fâcheuse tendance à balancer ceux-ci avant de se jeter sur leurs adversaires ! Pourtant, jusqu'au moins le XIVème siècle les boucliers étaient un élément essentiel de l'armement du combattant et ils ont encore été utilisés après. Je voudrais, avec cet article, plaider pour leur réhabilitation.

Combat de Gladiateurs (Murmillon contre Thrace) par la compagnie ACTA (copyright ACTA SARL)

Une arme particulièrement utile

Difficile de dater l'apparition du bouclier, mais disons qu'on sait que c'était déjà utilisé dans l'Égypte pré-dynastique (donc au cours du 4ème millénaire avant J.C.). En Europe le bouclier a commencé à décliner au XIVème siècle avec le perfectionnement des armures puis les formations de piquiers et d'arquebusiers.

Il avait d'abord l'immense vertu de protéger des flèches, il a ensuite l'avantage d'être une excellente arme défensive et, souvent, une arme offensive utile. Le bouclier est l'accessoire indispensable de l'hoplite grec, du légionnaire romain, du guerrier celte, germanique, viking, du chevalier des XIème au XIIIème siècle etc. À vrai dire on se bat rarement sans bouclier à ces époques, que ce soit à la guerre ou en duel judiciaire. Un combat sans bouclier se ferait par surprise, avec les armes qu'on a sous la main comme un scramasaxe, une dague, un gourdin ou, plus rarement, une épée qu'on porte au côté... À moins qu'il ne s'agisse d'archers ne portant pas de boucliers (mais certains avaient tout de même une bocle). En occident, si l'on excepte les forces anti-émeute modernes, les derniers utilisateurs de boucliers furent les Highanders écossais au XVIIIème siècle.


Highlanders armés de targes affrontant des cavaliers anglais lors de la révolte jacobite de 1745-46
(l'un des dessins retrouvés à Penicuick, pour leur contexte voir cet article de l'association Saor Alba)

Il a existé des boucliers de toutes les tailles, du scutum romain couvrant tout le corps à la petite bocle à peine plus grosse que le poing. La tradition de la gladiature romaine jouait là-dessus et opposait généralement un gladiateur à petit bouclier à un gladiateur à grand bouclier. Il est à noter que le type de bouclier est très lié à une période donnée : on ne mélange pas bouclier viking et écu médiéval par exemple. De même, le petit écu du XVème ne côtoie pas le grand écu du XIIème ! On a en général très peu de types de boucliers à une période et une aire civilisationnelle donnée, l'Antiquité reste toutefois une exception.

Bouclier à manipule (manuscrit  wallon du Xème siècle ap. J.C) à gauche
Bouclier à énarme (poterie grecque du Vème siècle av. J.C.) à droite        
Il existe deux grands systèmes de fixation du bouclier. Les boucliers à manipule comportent une poignée centrale à partir de laquelle on tient le bouclier. Celui-ci est soit maintenu par la seule force du porteur le long de son bras horizontalement (boucliers vikings) ou verticalement (bouclier romain), soit perpendiculairement au bras, face à l'adversaire (c'est souvent le cas des bocles). Cette prise demande plus d'efforts au porteur mais est plus facile pour donner des coups de la tranche du bouclier. À l'inverse, les boucliers à énarme possèdent une poignée excentrée vers le bord du bouclier et une lanière qui le maintient sur le bras. Ils sont plus faciles à porter mais moins utiles pour donner des coups de bouclier.

Nous avons peu de traités qui parlent du bouclier. Pour les boucliers à énarme nous avons quelques textes tardifs de maniement de la targe chez les auteurs italiens du XVIème siècle comme Achille Marozzo, quelques mentions de la targe écossaise chez Thomas Page au XVIIIème siècle et pour les boucliers à manipule seule la bocle a fait l'objet de nombreux traités. Pour les autres il nous faut chercher des sources secondaires, tester, manipuler. Plusieurs groupes, en France et à l'étranger, travaillent minutieusement à reconstituer des techniques plausibles sur l'écu du XIIème siècle, le bouclier viking ou le bouclier romain...

Épée et rondache (un bouclier à énarme) contre lance, illustration tirée de l'Opera Nova d'Achille Marozzo, 1536

Technique d'épée-bocle (bouclier à manipule) d'un manuscrit de l'atelier d'Albrecht Dürer (avant 1512)

Une arme pas assez spectaculaire ?

Pourtant l'arme semble fortement boudée par les régleurs de combat du cinéma et par les troupes d'escrime de spectacle. La série Vikings en est une caricature où, à plusieurs reprise, les héros abandonnent leur bouclier pour se jeter dans la mêlée alors qu'ils n'ont pas d'armure et qu'on est à une époque où c'est l'accessoire essentiel d'un guerrier. Mais pourquoi alors ?

J'en suis réduit à faire des suppositions, n'étant pas dans la tête des régleurs de combat et des réalisateurs. D'abord aux débuts de l'escrime de cinéma on ne connaissait pas ces techniques et on n'avait pas de modèle sur lequel se baser (voir le combat d'Ivanhoé à la fin de cet article où les boucliers ne servent à rien), à vrai dire même maintenant il faut tout recréer. Ensuite le bouclier est peut-être gênant pour la caméra, cachant trop les acteurs ? Le fait de pouvoir riposter rapidement produit-il des combats trop rapides (mais alors, c'est pareil pour l'utilisation de deux armes) ? Peut-être qu'on a peur de ne pas avoir assez de variété de coups ?

Peut-être un peu de tout ça mais j'ai l'impression que le bouclier a quelquechose de gênant pour un réalisateur : il est beaucoup plus difficile de rendre visuellement un combattant qui se jette furieusement dans la mêlée avec un bouclier, il donnera toujours une impression de prudence. C'est peut-être d'ailleurs pour cela que le personnage de Lagertha dans la série Vikings est le seul à toujours garder son bouclier, Lagertha est en effet un personnage aux colères plus froides, qui garde son calme (c'est aussi l'actrice qui est de loin la meilleure combattante et son passé martial n'y est probablement pas étranger). On trouvera probablement que se jeter furieusement dans une mêlée est le meilleur moyen pour mourir pourvu que le combattant en face garde son sang froid mais force est de constater que les réalisateurs adorent montrer ça et que les compagnies de spectacle leur emboîte généreusement le pas !

Lagertha a compris l'utilité du bouclier contre les flèches, un archer ou un lancier devraient venir facilement à bout de Rollo !

Pourtant il y a de beaux combats à faire avec des boucliers en exploitant la vitesse qu'ils permettent, les coups de bouclier, les poussées avec celui-ci, le fait pouvoir s'abriter derrière etc. Étant un élément indispensable du combat de bien des époques c'est tout de même dommage de les éliminer systématiquement. Si l'on prend la peine de comprendre le combat au bouclier, si l'on se renseigne sur les techniques, si l'on cherche un peu on trouvera de magnifiques choses à faire avec eux.


Un superbe combat à l'épée et au bouclier par Adorea


RÉHABILITONS DONC LES BOUCLIERS !!!