vendredi 26 février 2021

Armes insolites : le gantelet de bride

Nous allons parler ici, pour la première fois dans cette rubrique, d'une arme défensive et plus spécifiquement d'un élément d'armure du XVIIe siècle qui m'avait beaucoup intrigué quand je l'avais vu pour la première fois : le gantelet de bride. Ce terme est une traduction personnelle du terme "bridle gauntlet" qui, avec "elbow gauntlet" désigne cette pièce d'armure. Je n'ai pas trouvé le terme utilisé dans le monde francophone, ni de meilleure traduction d'ailleurs, donc si vous connaissez le bon terme n'hésitez pas à me le dire, je corrigerai.

Logiquement nous allons donc nous pencher sur l'objet en lui-même, son contexte d'utilisation avant de se demander ce qu'on peut faire avec.

Gantelet de bride (Bridle gauntlet) dans les collections du National Army Museum (1645)

Une pièce accessoire d'une armure "légère"

Si d'ordinaire les gantelets d'armure vont toujours par paire, pratiquement tous les gantelets de bride que nous connaissons sont des gantelets gauches. Leur forme est également très spécifique puisque ces gantelets vont de la main jusqu'au coude, incluant tout l'avant-bras. Certains ont des protections pour les doigts, d'autres semblent les avoir perdus ou n'en avoir jamais eu. Ils protègent donc toute la main et l'avant-bras et en ce sens ce sont aussi bien des canons d'avant-bras que des gantelets. La majorité d'entre eux sont des armures dites "de munition", c'est à dire fabriquées en série dans des manufactures mais on a également l'exemple de l'armure du roi Pierre II de Portugal (1648-1706, règne à partir de 1683).

Gantelet de bride d'origine germanique conservé au MET (XVIe S.)

Ces gantelets ne se portaient jamais seuls et faisaient partie d'un type d'armure légère dire armure d'arquebusier, portées par les soldats du même nom. Cette armure comprenait au minimum une cuirasse, pas toujours à l'épreuve du mousquet et un casque ouvert (lobster pot de type britannique mais aussi bourguignotte voire des casques d'infanterie comme le cabasset). On pouvait porter cela sur un buffletin et y ajouter une dossière, un colletin ainsi que ce fameux gantelet de bride. Pour les armures du XVIIe siècle je vous renvoie à mon article sur le sujet. Pour les soldats d'une unité militaire, c'est le chef de l'unité, celui qui avait acheté sa charge d'officier qui était en charge d'équiper ses hommes. Il était donc probable que tous les membres d'une même unité portaient les mêmes modèles d'armes et d'armure. Après rien ne les empêchait d'améliorer leur équipement, de rajouter des pièces ou de ne pas tout porter, d'acheter ou d'échanger un autre casque etc.

On a donc ici une armure considérée comme relativement légère puisqu'on ne porte pas de casque fermé, de spalières, de bras d'armure complets ou de tassettes. Néanmoins on garde sensiblement plus d'armure que beaucoup de cavaliers légers de l'époque. La tendance est, en effet, à l'allègement des équipements au XVIIe siècle, jusqu'à la disparition des armures au début du XVIIIe siècle (et leur retour à la veille de la Révolution pour la cavalerie lourde). Cette armure est donc un assez bon compromis qui permet de la porter longtemps, de ne pas trop faire supporter de poids au cheval,,de descendre et remonter rapidement en selle, de combattre à pied mais également d'effectuer des charges de cavalerie.

Un exemple luxueux : l'armure d'arquebusier du roi Pierre II de Portugal (après 1683) probablement de fabrication britannique
Armure conservée au MET - image : Wikimedia Commons

Un équipement spécifique aux arquebusiers montés

Cet équipement est donc celui qui équipe les arquebusiers montés. Cette dénomination désigne des cavaliers légers armés d'arquebuses. Notons que, dans une époque où l'on n'éprouve pas autant le besoin de définir précisément les choses on peut également employer le terme "dragons" pour désigner ces soldats. On emploiera plutôt le terme "arquebusiers à cheval" au XVIe S. et dans la première moitié du XVIIe siècle et le termes "dragons" ou "carabiniers" par la suite avec beaucoup de flou entre les deux. Les dragons combattent à l'origine à pied et à cheval, avec des titres et dénominations mélangeant la cavalerie et l'infanterie. À l'étranger beaucoup d'arquebusiers montés sont devenus des carabiniers après le remplacement de l'arquebuse par un fusil à silex à canon court : la carabine.

L'armement de l'arquebusier, et diverses figures d'arquebusiers à cheval - Johann Jacobi von Wallhausen (1634) - Wikimedia commons
On voit ici l'armement d'arquebusiers montés du monde germanique, plus légèrement équipés que les britanniques (pas de dossière ne de gantelet de bride)
 Vous pouvez voir la description des numéros sur le site de la Réunion des Musées Nationaux car la même gravure est conservée au Musée de l'Armée.

Leur nom vient donc, comme on s'en doute, de leur arme : l'arquebuse. Mais l'arquebuse à rouet du XVIIe siècle est bien différente de celle qui armait les troupes des débuts du XVIe. Il s'agit d'une arme à feu relativement légère actionnée par un mécanisme à rouet dérivé des techniques d'horlogerie. C'est donc une arme assez coûteuse, moins puissante que le mousquet, mais qui ne nécessite pas d'être maintenue par une fourquine pour tirer. On peut donc tirer à cheval, ce qui est impossible avec un mousquet. Ainsi, si les autres cavaliers légers étaient armés d'une paire de pistolets (à rouets eux aussi), les arquebusiers portaient une arme à plus longue portée qui, contrairement aux pistolets, à son intérêt également en formation à pied. De plus, comme la main gauche soutien l'arquebuse mais ne tire pas, on peut l'équiper d'un gantelet ce qui est impossible avec une paire de pistolets (puisqu'on ne peut pas tirer au pistolet avec un gantelet). Les arquebusiers complètent leur armement avec une forte-épée de cavalerie équipée le plus souvent d'une garde et d'une coquille protectrices qui permettent de pallier l'absence de gantelet pour protéger la main armée.

Équipement d'arquebusier à cheval britannique avec buffletin, cuirasse et dossière, lobster pot et, bien sûr, gantelet de bride (1631-1670)
Dans les collections du Musée de Leeds ©Royal Armouries

Tactiquement les arquebusiers montés étaient employés, comme le reste de la cavalerie légère, dans la "petite guerre" (raids, escarmouches, pillage, escorte etc.). Sur le champ de bataille ils devaient tirer sur les carrés de piquiers aux formations denses et donc très vulnérables aux tirs. C'est ainsi que les employaient principalement les Français et les Hollandais. Mais, durant la guerre de Trente ans, le roi du Suède Gustave Adolphe remit à l'honneur les charges de cavalerie (années 1630). Cromwell fit de même lors de la Révolution anglaise (1642-1651). Ce dernier recruta massivement des arquebusiers montés qui en virent à constituer la majorité de sa cavalerie. Ainsi, les arquebusiers montés anglais étaient-ils plus lourdement armés que les autres et c'est surtout dans un contexte britannique que l'on retrouve les gantelets de bride. Notons aussi le combat à pied, très pratiqué par les arquebusiers montés et les dragons durant la Guerre de Trente ans. Les dragons "véritables" étaient à l'origine pour une part armés de lances pour la charge ou pour mettre en œuvre d'éventuels formations de piquiers accompagnés d'arquebusiers (comme les fantassins).

Les quatre sortes de cavalerie : N°1 : la lance, N°2 : la cuirasse, N°3 : l'arquebuse, N°4 : le dragon
On remarquera qu'ici l'auteur distingue arquebusiers montés et dragons, ce qui n'est pas toujours le cas ailleurs.
Anonyme allemand - 1616 sur Wikimedia Commons
Voir aussi la notice du Musée de l'Armée sur la même gravure.

Utilisation et possibilités scéniques

Il reste à s'interroger sur l'utilisation de ces équipements. En effet, protéger la main non armée ne semble pas être une priorité dans un combat à l'épée, même monté. À cheval celle-ci tient la bride de l'animal tandis qu'à pied elle est le plus souvent en retrait, ce n'est donc pas la partie du corps la plus exposée aux coups et, quitte à ne porter que des protections partielles, autant protéger d'autres parties du corps plus en danger. Il faut donc que ce gantelet ait une utilité et je n'en vois pas d'autre qu'une utilisation active, principalement en parade. En effet, porté sur un buffletin ou même simplement un vêtement rembourré, il permet très probablement d'arrêter un coup d'épée sans douleur et c'est probablement à cet effet qu'il a été inventer. Avec on peut ainsi parer en opposition ou en déviation tous les coups de taille ou même d'estoc des épées de l'adversaire voire d'autres armes. Parer avec la main non armée permet évidemment une riposte plus rapide avec l'arme, voire simultanée, le principe est le même qu'avec un bouclier, sans les avantage de sa taille et de sa protection passive, mais également sans son encombrement étant donné que le soldat porte déjà une arquebuse. Accessoirement on doit également pouvoir donner des coups de poing violent avec même si on est là dans une utilisation peu orthodoxe.

EDIT : On me signale que les quelques traités de combat à cheval du XVIIe proposent souvent de viser la main de bride et que ce genre de gantelets se retrouve également chez les Hussards ailés de Pologne à la même époque.
 
Une illustration de la parade avec le gantelet dans le film Cromwell de Ken Hugues (1970)
 
Il s'agit évidemment d'une déduction personnelle et je n'ai pas trouvé de preuves formelles de cette utilisation (mais je n'ai pas fait de recherche approfondie non plus). Si vous voyez d'autres possibilités d'utilisation je suis ouvert à vos suggestions mais la parade me semble suffisamment évidente pour être proposée ici. Notons qu'un siècle auparavant, Paulus Hector Mair nous propose une parade du bras gauche dans sa partie sur le combat à cheval en armure.

"Er dir mit seinem Schwert nach deinem gesicht hawt oder sticht, So wirff deinen Stanngenzigel in deinen hagken bey deiner girtel, und nimb Im das ab mit deiner lingken hannd auf dein lingkeseiten,"

"[S]’il te frappe ou t’estoque avec son épée vers ton visage, alors jette ta bride sur le crochet à ta ceinture, et écarte-lui [l’épée] avec ta main gauche sur ton côté gauche."
 
Paulus Hector Mair Opus Amplissimum de Arte Athletica (vers 1540) 50e jeu du combat à cheval
Transcription : Pierre-Henry Bas - Traduction : Thomas Rivière

D'un point de vue scénique cette technique est encore de celles qui surprendra le public qui n'est pas habitué à voir utiliser la résistance des armures. Celui-ci, ne voyant pas d'arme à la main de l'arquebusier, ne pensera probablement pas qu'il peut utiliser son gantelet. De plus, comme la riposte sera plus rapide après une parade, puisqu'on utilise deux armes, cela permet d'accélérer le rythme d'un combat à la broadsword ou aux fortes épées, forcément plus lourdes et plus lentes que des armes plus légères. D'un point de vue du personnage on aura clairement affaire à une escrime peu académique, une escrime de champ de bataille (en même temps, on ne porte pas d'armure dans le civil) ce qui colle bien avec l'image du soldat. Il ne faut pas non plus négliger l'utilisation en coup de poing qui donnera de la violence à une scène de corps à corps même si, le poing étant en acier, il vaut mieux bien répéter et avoir un minimum d'expérience pour tenter ce genre de technique en sécurité.
 
L'armure du roi Jacques II (1686), un autre exemple d'armure d'arquebusier tardive.
À la fin du XVIIe siècle ce type d'armure était à peu près le seul encore porté par des cavaliers
Dans les collection du Musée de Leeds ©Royal Armouries
 
Ajoutons que ces gantelets sont totalement contemporains de l'époque des Mousquetaires du Roi (qui, eux, sont des Mousquetaires montés), époque de prédilection pour les escrimeurs de spectacle. Il est donc facile de les intégrer à ce genre d'histoire. Néanmoins le gantelet de bride semble surtout être répandu chez les Britanniques, il faudra donc un personnage britannique armé en guerre, ou expliquer pourquoi un non britannique en porte (pris au siège de La Rochelle ? Liens avec l'Angleterre ? Échange avec un cavalier anglais). Ajoutons que les premiers gardes du Cardinal (de 1626 à 1631) semblent avoir été des arquebusions montés avant d'être des chevau-légers. L'arquebusier monté, avec une armure plus légère que d'autres cavaliers peut être un bon personnage. Il suppose un peu de condition physique pour supporter l'armure mais comme il ne s'agit pas d'une armure complète elle sera plus facile à supporter (et moins chère à acheter).

Enfin, si cet article traite du gantelet de bride on peut faire remarquer que l'utilisation du bras gauche armuré en parade n'est évidemment pas exclusif de ce type d'équipement. On l'a vu avec le texte de Paulus Hector Mair, n'importe quel avant-bras gauche bien armuré peut remplir cet office et l'on peut donc transposer cela à des époques différentes tant qu'on peut y porter l'armure. À vous de faire preuve d'inventivité !

 ***

Voici donc une arme insolite sympathique et qui, comme toutes les armes insolites que je présente, peut permettre de varier les plaisirs et surprendre votre public. Il sera, en revanche difficile de vous en procurer car je ne crois pas qu'un quelconque fabriquant propose ce gantelet. Néanmoins il est toujours possible de le commander à un artisan (avec l'armure d'arquebusier ?) pour un prix raisonnable.

Quelques références bibliographiques :

Picaud Sandrine, « La “guerre de partis” au XVIIe siècle en Europe », Stratégique, 2007/1 (N° 88), p. 99-144

L'équipement du cavalier à Rocroi sur le site du Ministère des armées

Cavalry roles sur le site du National Army Museum

LaRocca, Donald J.An English Armor for the King of Portugal.” Metropolitan Museum Journal, vol. 30, 1995, pp. 81–96. JSTOR

vendredi 19 février 2021

La rapière, une arme que vous croyez connaître

Aujourd’hui nous allons parler d’une arme que quasiment tous les escrimeurs artistiques ont manipulé, une des armes les plus pratiquée dans les AMHE internationaux. Il y a quelque temps, le capitaine m’a demandé d’écrire un article sur la rapière, l’objet et ses évolutions. Je vous propose une synthèse de plusieurs travaux sur ce sujet afin de découvrir et d’effleurer les différentes subtilités à propos de cette arme. Comme je l’explique par la suite, le but de cet article est avant tout de prendre du recul sur ces objets.

Rapières de la collection privée GOTI, exposées dans le cadre de l'évènement HEMA MINSK 2019.


Un sujet vaste et complexe

On pourrait penser que la rapière, un type d’épée emblématique et symbolique du genre Cape et Épée, fait objet d’une documentation riche et maîtrisée. Ce n’est pas vraiment le cas.

 Pour écrire cet article, je me suis confronté à deux problèmes majeurs dans mes recherches :
1.  Premièrement, les travaux et articles correctement documentés sur ce sujet sont peu nombreux. Cela a laissé la part belle à des contenus approximatifs et peu fiables, voir erronés.
2.  Deuxièmement, le sujet est tellement vaste qu’il est compliqué à synthétiser. Pour donner l’ampleur de ce sujet, l’un des ouvrages le plus complet sur les épées des XVIe et XVIIe siècles, écrit par A.V.B. NORMAN (on en reparlera), fait environ 450 pages (et il pourrait encore être étoffé).

Je vous invite donc à lire les ouvrages et pages internet que je vais citer dans cet article.

    Une définition moderne ?


Aujourd’hui, que ça soit dans l’escrime artistique, les AMHE ou autres, il est assez commun d’utiliser le mot rapière afin de désigner l’épée du XVIIe siècle. Il n’est pas rare de lire ou d’entendre des présentations simplistes du type « la rapière est l’arme des mousquetaires », « c’est une épée de duel » etc.

En général, quand l’on cherche à caractériser ce qu’est une rapière, le résultat est un peu vague (voir peu qualitatif) car derrière ce terme, nous qualifions des objets très différents et aux caractéristiques très diverses. La rapière montre clairement les limites de nos classifications modernes. Poser une définition qui tient compte de ces nuances est donc compliqué.

Voici une définition que je trouve intéressante. Elle émane d’un article consacré à la Rapière, publié sur le site Lit&res et rédigé par Laetitia Sansonetti de l’université Paris Ouest. J’apporterais quelques éléments (ici entre parenthèses ou rayé) :

« Longue épée principalement d’estoc (et également de taille dans certaines traditions martiales) à la lame affinée et à la garde travaillée, la rapière apparaît à la fin du quinzième siècle, se répand durant le seizième avant de perdre en popularité pour disparaître presque totalement vers la fin du dix-septième (voir le début du XVIIIe dans certains pays), remplacée par des épées plus courtes. Il s’agit d’un objet cosmopolite qui circule d’un pays à l’autre en Europe au gré des réputations des forges et des orfèvres, mais aussi en fonction de l’évolution des pratiques d’escrime civile, art qui se développe au cours de la même période. Résultat de progrès techniques (…), la rapière revêt une fonction esthétique et symbolique qui prend le pas sur la fonction guerrière. Personnalisable par la gravure de la garde ou de la lame, mais aussi d’autres techniques comme le travail au burin, l’émaillage ou le damasquinage, elle est destinée à être exhibée en signe de statut social. Utilisée seule ou associée à des armes défensives comme la cape, la dague ou le poignard (on peut ajouter la bocle ou encore la rodela), elle partage avec l’épée des valeurs symboliques, mais possède également des traits propres, liés à ses particularités physiques, à ses origines et à son emploi. »

J’ajouterai, que comme pour beaucoup d’autres types d’épées, il y a plusieurs usages à la rapière :
   -   Combat civil : duel et self défense.
   -   Combat Militaire. Bien que secondaire, l’arme était bien présente sur les champs de bataille.
   -    Les pratiques ludiques : avec des lames émoussées.

https://www.youtube.com/watch?v=9MloYsf7XII

Voici l’effet d’une frappe de taille avec une rapière sur des tatamis. Cela donne une idée de l’effet d’une simple entaille au visage.


Rapière, Raspiere, Rapier, Rappyer, Râpe, …

Que ça soit concernant l’origine de la « rapière », ou sur ce qu’induisait l’usage de ce mot à l’époque, se pencher sur l’étymologie du mot peut nous donner des pistes de réflexion.

Premièrement, il est important de constater que les contemporains (et notamment les auteurs d’ouvrages sur l’escrime) du XVIe siècle et du XVIIe siècle utilisent peu le mot rapière. Dans les livres d’armes, et plus globalement dans les sources (primaires comme secondaires), les auteurs se contentant d’utiliser le mot épée (espada, swords ou spada selon la langue). Contrairement à nous, ils n’avaient pas besoin de différencier leurs épées.

Quand un auteur ancien utilise le terme rapière, cela peut induire (ou non) l’un des aspects suivants :

-  Un besoin de différencier la rapière du type d’épée qu’ils considèrent comme standard.

- Donner une connotation, parfois péjorative.

 



Représentation de la rapière dans l’ouvrage de Joachim Meyer.


Ainsi, Joachim Meyer utilise le terme Rapier pour désigner une épée à une main assez simple (avec seul anneau). Pour l’auteur strasbourgeois, la rapière est une arme venue de l’étranger. Toujours dans les contrées du Saint Empire Germanique, Paulus Hector Mair utilise également le terme Rapier, et le traduitsait en latin par « épée espagnole pratiquée à la manière des Italiens ».

Les maîtres anglais George Silver et Joseph Swetnam font partie des quelques auteurs du XVIIe siècle à différencier nettement rapière et épée. La longueur est le principal aspect qui différencie les deux objets : la lame de la rapière est plus longue que celle de l’épée (ou l’épée est plus courte que la rapière ?!), et l’épée semble avoir également une lame plus large. Silver n’apprécie pas la rapière qu’il trouvait trop longue pour le combat, que ça soit en duel ou sur le champ de bataille.

Nota : la rapière est bien présente sur les champs de bataille. Ce témoignage de Silver peut être complété par des sources iconographiques.

Comme dit ci-dessus, l’usage du mot rapière peut également servir à induire certaines choses. Dans ses mémoires, Brantôme explicite clairement la dimension « ancienne » attribuée à la rapière en disant qu’il usera de « ce mot du temps passé ». Plus tardivement, il est possible de citer deux définitions induisant clairement des aspects négatifs à ce mot :

-    Dictionnaire universel de Furetière (1690) : « espée longue, vieille & de peu de prix, telle que celles dont l’on arme d’ordinaire les soldats. […] Ce mot est bas. »

-    Dictionnaire de l’Académie Française (1694) : « RAPIERE. s. f. Vieille & meschante espée. Il traisnoit une longue rapiere aprés luy. Il y avoit deux ou trois rapieres penduës au ratelier. On s’en sert aussi en dérision pour signifier une espée en general. C’est un traisneur de rapiere. Il a quitté le Palais, & a pris la rapiere. Il a mis la rapiere à son costé. »

Des auteurs associent la rapière aux maîtres d’armes étrangers, et ce n’est pas forcément pour en dire du bien. George Silvers (encore lui) abonde dans ce sens, critiquant l’usage de la rapière, et les formes d’escrime qui y sont associées : elles sont pratiquées par les Italiens, les Français et les Espagnols. Ils préfèrent à la rapière, une épée « courte », qu’il dit traditionnelle en Angleterre.

D’ailleurs, l’une des premières occurrences écrites du terme rapière est anglaise : dans un texte datant de 1503-1504, écrit sous la forme Rappyer. Cela nous conduit aux nombreuses pistes étymologiques sur ce mot aux origines incertaines. Voici quelques-unes des hypothèses récurrentes (il y en a peut-être d’autres) :

-          Hypothèses sur une origine espagnole :

o   Soit dérivé d’espada ropera, ce qui peut se traduire par épée de robe ou d’habits. Ce serait donc l’épée que l’on portait avec une tenue civile. La première occurrence de ce terme date du XVe siècle, dans un texte de 1468, et la seconde de 1503.

o   Soit dérivé du mot raspar, signifiant racler, rayer ou encore gratter.

-          Hypothèses sur une origine française :

o   Le mot serait dérivé de la râpe, car la poignée de cette épée ressemblerait à une râpe.

o   Le terme pourrait être dérivé du grec rapizein , qui signifie frapper.

o   En France le mot apparaît la première fois en 1474 sous la forme « espee rapiere », (donc très proche de la forme espada ropera citée précédemment).

-          Hypothèse sur une origine purement germanique :

o   Dérivé plus précisément d‘un mot d’argot ayant pour sens l’action de râper ou de frapper.


Epée à un seul tranchant et conservée au Met Museum, datant d’environ 1490.

Il est compliqué d’avoir une certitude absolue quant à l’origine de ce mot. Néanmoins, dans The Rapier and Small sword, A.V.B. Norman mets en avant la première hypothèse en s’appuyant sur un ouvrage de 1532 (ou 1533), écrit par Giles Duwes, « An introductorie for to lerne, to rede, to pronounce, and to speake Frenche trewly » définissant « la rapiere » comme étant « the sapnish sword ». Cette définition fait résonance à ladite « épée espagnole pratiquée à la manière des italiens » de PH MAIR.

Un autre terme, utilisé par l’italien Giacomo di Grassi est Striscia, qui renverrait à l’aspect effilé de l’arme, ou au terme général Spada (épée en italien).

Un autre nom (si ce n’est une autre arme) qu’il faut évoquer, est l’épée de côté (sapda de lato pour les Italiens, sidesword en anglais). Le mot est utilisé de nos jours pour identifier des épées de la fin du XVIe siècle, alors qu’il y a peu d’occurrences anciennes du terme. Angelo Viggiani l’utilise pour désigner le type d’épée que l’on porte au côté, avec un sens générique. Finalement, c’est surtout une expression usuelle moderne, la différence entre une épée de côté et une rapière étant relativement subjective. 


Représentations de l’épée dans l’ouvrage d’Achille Marozzo.



La rapière dans les sources martiales

Les livres d’armes des XVIe et XVIIe siècles sont nombreux, et la majorité traite uniquement de l’épée / rapière (je vous invite à lire l’article du capitaine sur la diversité des armes du XVIIe siècle). La tendance actuelle est de classifier par « traditions » et/ou « origines » : escrimes italiennes, escrime commune ibérique, Verdadera Destreza, traités Français, traités Germaniques, traités Anglais, etc.

La majorité de ces ouvrages sont des imprimés, et une plus faible quantité sont des manuscrits. L’imprimerie, ainsi que l’amélioration des méthodes de rédaction des ouvrages didactiques, rendent leurs lectures relativement abordables (si on compare à des ouvrages plus anciens). Néanmoins certains ouvrages comme le MS No.376 - Brief Instructions upon my Paradoxes of Defence- restent opaques pour nous, lecteurs modernes. L’absence d’iconographies détaillées, parfois associée à des textes lacunaires, peut générer des incertitudes sur la nature de l’épée à utiliser. Par exemple, c’est le cas du MS PBA 58 : son auteur, Domingo Luis Godinho, ne décrit pas les épées qu’il faut utiliser.

Dans la pratique AMHEsque de la rapière, deux styles d’escrimes se distinguent particulièrement en raison du grand nombre de manuels disponibles : 

-    L’escrime italienne du début XVIIe, et les formes qui en découlent. En grande partie, les techniques reposent sur le jeu long, mettant l’accent sur les feintes et les cavations. Cette escrime nécessite une lame plutôt longue, et une bonne répartition de la masse.

-      La Verdadera Destreza, un système d’escrime défensif, dont l’un des principaux ressorts est le contrôle de l’espace et de l’arme adverse. Le jeu est plus court qu’en escrime italienne, et laisse une part importante aux techniques de liages (travail au fer) ainsi qu’aux coups de taille. Pas besoin d’une lame excessivement longue et une répartition de la masse sur l’avant permet d’avoir un liage fort.

Ce sont deux descriptions à l’emporte-pièce, mais cela montre des approches différentes de l’escrime, nécessitant chacune des armes aux caractéristiques spécifiques.


Les mesures et proportions dans les textes historiques


D’un texte à l’autre, il y a différents degrés de précision. Il n’est pas rare que les auteurs s’appuient sur des raisonnements pseudo-scientifiques de leur époque. L’un des raisonnements le plus commun est de proportionner l’arme par rapport à des parties du corps humain.

Capo Ferro, maître d’armes du début XVIIe siècle ayant écrit un ouvrage appartenant à la tradition italienne, donne trois indications :

-          l’épée doit être deux fois plus longue que le bras.

-          l’épée fait la longueur d’un pas double (pour faire simple : une fente).

-          l’épée arrive à hauteur de l’aisselle de l’escrimeur.

Sa rapière est donc relativement longue, 130cm environ pour un homme d’1m75. Il semble qu’Alfieri, une cinquantaine d’années plus tard, ai des considérations similaires.

D’autres auteurs donnent des cotes précises, comme Swetnam, qui indique qu’une lame de rapière doit faire 4 pieds de long (envions 1m20).

Girard Thibault d’Anvers, dans on Académie de l’épée, donne une proportion plus petite que celle de Capo Ferro. Il fait partie des auteurs les plus précis dans sa façon de dimensionner l’épée. La lame doit avoir une longueur pointe–quillons qui correspondent au rayon du cercle qu’il utilise pour enseigner son système (le cercle est lui-même proportionné à l’escrimeur), ou une longueur équivalente à la hauteur pied-nombril de l’escrimeur. Les quillons sont dimensionnés selon la ligne pédale, ce qui équivaut à la longueur du pied sans les orteils, et ainsi de suite.


Représentation de l’épée dans l’Académie de L’Epée, de Girard Thibault d’Anvers (1628/1630), avec un style de garde plutôt ancien pour cette époque. Au centre, se trouve le cercle proportionné à l’escrimeur et qui se trace grâce à l’épée.

Les auteurs de la Verdadera Destreza (l’escrime géométrique espagnole), donnent également des proportions. Ainsi des auteurs tel que Don Luis Pacheco de Narvaez ou encore Rada se conforme à l’ordonnance royale de Philip II, datant de 1564 et réglementant la longueur des lames à 5/4 de Vara, soit un peu moins de 1m05. Ils s’appuient aussi sur ce qu’ils considéraient comme la proportion « naturelle » d’un humain (hauteur de 1m67). Les quillons doivent faire 1/6éme du corps (28cm). Pour la longueur de la poignée, il est indiqué que le pommeau doit arriver un peu après la pulpe de la main (ce qui permet de ne pas encombrer les mouvements de poignée), ce qui donne une poignée assez courte. Pour eux, la logique visant à proportionner l’épée au corps humain « naturelle » s’applique également à la dague, cette dernières devant mesurer la moitié de la longueur de l’épée (56cm). A noter que les boucliers (boucles / rodela) font la même proportion que la dague. 


Représentation de rapières dans le livre Metodo de ensenanza de maestros en la ciencia filosofica de la verdadera destreza matematica de la armas, Diaz de Viedma, 1639.


Pacheco à une opinion tranchée sur l’importance de ces proportions (ainsi que sur ceux qui ne les respecteraient pas). Il explique que les personnes utilisant des épées plus longues sont des couards, méprisables, diminuant la valeur de leur nom sur 5 générations, que cela rend la personne détestable et efféminée, etc ( et là je vous ai donné la version synthétique de son texte). L’épée destinée à la Destreza se distingue également par la dimension et la forme des quillons : ils sont droits et longs, afin de se protéger et de verrouiller la lame adverse.

Comme dit ci-dessus, le roi Philippe II d’Espagne a légiféré sur la longueur des épées. Le but était de limiter la violence des combats entre civile, que ça soit des duels ou des rixes. Les conséquences mortelles de ces pratiques impactent la démographie de la noblesse, et vont à l’encontre de la morale religieuse de l’époque. La réglementation de la longueur des rapières se retrouve également dans d’autres pays comme le Portugal, où plusieurs édits ont été promulgués. L’un des premiers imposait une longueur de 5 palmes de vara, soit environ 110 cm, le second augmente la longueur (110 cm à partir de la croix) afin de ne pas désavantager les escrimeurs portugais face aux étranges. Un autre aspect intéressant des textes portugais, est la présence d’une interdiction de vente et de production de lames plus longues.


Rapière portugaise de la fin du XVIIe siècle, voire du début du XVIIIe siècle.

George Silver apporte un autre argument en faveur d’épée plus courte : l’épée est moins encombrante, donc mieux adaptée aux champs de batailles (contrairement à la rapière plus encombrante et pourtant présente sur les théâtres militaires).

Ces textes législatifs sur les dimensions des rapières montrent que la tendance était à l’allongement des lames et le besoin de limiter les effets des duels. L’efficacité de ces règles s’est avérée limitée, car elles n’ont pas empêché les escrimeurs de s’équiper d’armes de plus en plus longues, influencée notamment pas les modes des autres nations. De plus, l’impact sur la violence des combats n’est pas mesurable : la plupart des duels non organisés (ou rixe) se sont soldés, au mieux par des blessures légères, au pire par plusieurs morts.


Représentations des rapières


La représentation des armes nécessite du savoir-faire. Les techniques de tracés ainsi que de reproduction d’images ne permettent pas d’obtenir des représentations toujours fidèles. Dans son ouvrage sur l’escrime, Viedma (auteurs de la Verdadera Destreza) écrit sur la difficulté de trouver des graveurs ayant les compétences suffisantes, et à des tarifs accessibles. Ainsi, dans les livres d’armes, il n’est pas rare d’avoir des représentations simplifiées des épées, voir des représentations schématiques ou fantasmées.


Représentation d’épées dans le manuscrit Verzeichnis etlicher Stücke des Fechtens im Rapier (MS Germ.Fol.1476), attribué A.M. von Biberstein, et produit après 1593.


En revanche, à partir du XVIe siècle, certains tableaux et portraits ont un véritable intérêt pour nous :

-          Les tableaux sont parfois plus détaillés que les gravures.

-          On arrive facilement à trouver leurs années de production.

-          Ils peuvent représenter des armes existantes et disponibles dans les musées ou collections.

Tous ces points sont intéressants pour la classification des épées à travers les âges, mais également pour nous donner des pistes de réflexion la symbolique des armes ainsi que leurs places dans la société de l’époque.


Le duc de Pastrana par Juan Carreño de Miranda (1614–1685). Date: 1679. Ce portrait représentant Gregorio de Silva et Mendoza (1649-1693), Duc de Pastrana et IX, Duc de l'Infantado.


Voici deux exemples :

Ci-dessus : ce tableau est l’une des premières représentations d’une rapière à tazza, et pas ente les mains du premier venu. En recoupant avec d’autres tableaux, on se rend compte que les gardes à tazza se sont utilisées principalement durant la seconde moitié du XVIIe siècle. Ce type de garde, très répandu dans l'escrime de spectacle et des AMHE, est sujet à quelques erreurs : l’hypothèse d’une origine espagnole reste à valider, le terme tazza /taza, (que je n’ai vu dans aucun documents historiques) peut aussi bien venir de l’italien que l’espagnol. Sa forte présence en Espagne peut s’expliquer par le fait que les espagnole ont conservé la rapière comme armes traditionnelles jusqu’au XVIIIe siècle, contrairement aux escrimeurs d’autres pays. Les premières gardes de ce type apparaissent vers le milieu du XVIIe.

Ci-dessous : cet extrait offre un détail d’une garde utilisée dans les années 1620, en Hollande, par un officier d’ascendance noble. On peut également voir le fourreau, et notamment la bouterolle (possiblement en laiton) à sa pointe.


Détaille du « Schutters van het vendel van kapitein Abraham Boom en luitenant Oetgens van Waveren », 1623. Adriaen van Nieulandt (1586/87-1658). 


Mesures, orignaux et reproductions

Une autre façon de caractériser les rapières de façon factuelle est de mesurer les originaux qui nous sont parvenus. Comparer les mesures obtenues avec celles des reproductions nous permet également de prendre du recul sur nos pratiques de l’escrime.

Pour cela, je me basse sur deux articles. Le premier le travail, de Guillaume VAUTHIER, intitulé Étude De Rapières Historiques De La Fin Du XVIe Et Du Début XVIIe siècles, contient une analyse de données et des mesures provenant d’un échantillon de 111 épées du fin XVIe au début XVIIe siècle. Le second est un article écrit par Florian FORTNER, A comparison of late 16th to early 17th century rapiers with modern reproductions, dans lequel est comparé des reproductions et des originaux (plutôt adaptés aux escrimes italiennes). Pour la suite de l'article, l’étude de G.VAUTHIER est nommée Etude 1 et celle de F. FORTNER est nommée Etude 2.

Nota : il faut prendre du recul vis-à-vis de certaines hypothèses avancées sur la première étude (par exemple sur les armes et l’escrime espagnole).

Plusieurs points ressortent de ces analyses, et nous aident à mieux caractériser les rapières de cette période :

-          Longueurs :

o   Etude 1 : La longueur totale varie de 95 à 130 cm. Des artefacts plus longs (140cm environ) sont identifiés, mais ils font figure d’exception dans cette étude.

o   Deux fourchettes de longueurs de lame ressortent : 100 à 105 cm et 110 à 115cm. La fourchette 105 à 110cm est également importante, mais à moindre niveau que les deux autres.

o   Etude 2 : La comparaison de la longueur totale des épées montre que les rapières d'origines peuvent être plus longues, jusqu’à une longueur de 1400mm. Les répliques ne dépassent pas 1300 mm de longueur.

-          Masse :

o   Etude 1 : La masse varie de 900g à 1,7kg. La majorité des échantillons (65% à 70%°) font entre 1,1kg et 1,4kg.

o   Etude 2 : Les originaux ont un poids de 1130g à 1630g. Les répliques sont plus légères avec 990g à 1330g.

o   Il n’y pas de relation masse / longueur. Des épées de 1m25 peuvent aussi bien peser 900g que 1,5kg.

-          Largeur de lame :

o   Etude 1 : L’épaisseur des lames à la base est importante (environ 8 mm) et s’affine brutalement sur les 10 / 15 premiers centimètre, puis s’affine progressivement jusqu’à atteindre environ 2mm sur les derniers centimètres de la lame.

o   Etude 2 : les rapières historiques ont une épaisseur au ricasso d'au moins 8,3 mm et la rapière moderne la plus épaisse est de 6,2mm.

-          Autres mesures :

o   Etude 1 : Le centre de gravité se situe dans un intervalle allant de 9 à 17cm (de la poignée).

o   Etude 2 : Le POB (point de balance) des pièces historiques se situe entre 95mm et 140mm des quillons. Le POB de la A1318 est à 155mm, mais la forme de sa lame est très différente d'autres rapières historiques. Certaines répliques sont similaires, d’autres plus proche de la garde.

-          Longueurs des poignées :

o    Etude 1 : La longueur de la poignée (plus le pommeau) est généralement d’une quinzaine de centimètres.

o   Les longueurs des poignées sont de 77mm à 84mm. En comparaison, les longueurs des répliques sont plus importantes, avec une longueur pouvant atteindre 93mm.


Voici une comparaison entre les standards des deux études et quelques simulateurs destinés à des pratiques modernes :

Comparaison des dimensions entre les données des études et les mesures faites sur des reproductions m’appartenant. Pour les 2 études, les côtes données ici sont des moyennes, et entre parenthèses se trouvent les fourchettes côtes mini / maxi.   *Rapière Destreza de Ferrum Armory ; *Rapière Italienne de Danelli.


Les caractéristiques des simulateurs modernes sont peu comparables aux « standards » de l’époque (en tous cas sur la période de transition XVIe / XVIIe siècle), les usages ainsi que les savoir-faire ne sont plus les mêmes depuis 4 siècles. La rapière d’EA a des écarts importants. En escrime de spectacles, il n’est pas rare d’utiliser des rapières fines, légères, avec des lames triangulaires et courtes. Ces simulateurs répondent à des besoins spécifiques et n’ont pas grand-chose à voir avec les artefacts présents dans les musées.

Au-delà de ces deux articles, si on regarde les caractéristiques sur une période plus large, les masses varient, et tendent à diminuer sur la seconde moitié du XVIIe siècle. Globalement, depuis le XVIe siècle la longueur des lames augmente (d’où les limitations réglementaires dans certains pays), puis vers le milieu du siècle, la longueur se stabilise (voire même commence à diminuer). Dans beaucoup de pays européens, des épées de transitions (à mi-chemin entre rapière et épée de cour) apparaissent, alors que dans d’autres, comme l’Espagne, les rapières perdurent au moins jusqu’au début du XVIIIe siècle.

Pour conclure sur les caractéristiques des rapières, je vous invite à lire les excellents articles d’Ensis Sub Caleo, qui propose entre autres des contenus sur la dynamique physique des armes ou encore sur la représentation graphique de la distribution de masse dans une épée.


Classification des modèles historiques

 

Afin d’identifier et de caractériser des types d’armes, il est commun de faire appel à des outils de classifications, tels que la classification de E.OAKESHOTT. Ces classifications sont utiles, mais il ne faut pas oublier qu’elles répondent à des besoins modernes qui ne font pas sens à l’époque.

Comme évoqué au début de cet article, l’ouvrage Rapier and Small-Sword, 1460-1820 de l’historien A.V.B. Norman est sûrement l’une des classifications les plus complète en ce qui concerne la classification des épées du XVIe au XVIIe siècles. L’auteur propose un catalogue riche (plus d’une centaine de types de pièces) et détaillé.

C’est sur cette base que je vais vous présenter et essayer de caractériser quelques pièces de musée, mais avant : comment fonctionne cette classification ?


Le système de classification :

Il est compliqué de caractériser l’ensemble d’une épée / rapière (du pommeau à la pointe), car les assemblages sont cosmopolites. Il n’est pas rare que les lames viennent d’une région de l’Europe et les gardes d’une autre. Les fourbisseurs peuvent ainsi produire des épées ayant des caractéristiques très diverses, en bénéficiant des savoir-faire et avantages qu’offrent différentes manufactures.

Cependant, il est possible de classifier les différentes parties d’une l’épée, puis d’identifier les assemblages les plus communs. Par exemple, Norman observe que le pommeau type 33 (il donne des numéros à chacun des modèles identifiés) est généralement assemblés avec des gardes de types 100 à 103. C’est cela qui rend la classification A.V.B. Norman particulièrement intéressante.

Un aspect qui n’entre pas dans la classification, mais que A.V.B. Norman prend le temps de développer et de décrire, ce sont les décorations : l’épée, de plus en plus présente sur les tenues civiles, est une composante importante de l'habillement masculin. A partir du XVIe siècle, les épées s’embellissent par différents procédés. Certaines gardes sont de véritables œuvres d’arts, et des démonstrations des savoir-faire de l’époque : émaillage, sertissage, gravure, dorure, damasquinage, etc.


Regardons les différentes pièces qui composent une rapière


Le triptyque est intéressant, car il représente différentes parties d’une garde : la structure en croix (pas d’âne et quillons), la garde extérieure et la garde intérieure.

Les lames :


Il en existe de toutes les formes (lenticulaire, hexagonale, triangle, etc), de toutes les longueurs, avec parfois une ou des saignés destinées à alléger l’arme et/ou à renforcer sa structure. Les lames à section triangulaire, que l’on trouve sur des rapières tardives (généralement de la seconde moitié du XVIIe siècle), étaient plus longues et plus larges que celles utilisées en escrime artistique.


La lame de cette rapière est très particulière : la pièce à la base de la lame coulisse le long de la lame pour faire passer l’épée en configuration épée à deux mains ou épée longue.

Pour l’entraînement et les pratiques ludiques, les lames avaient des tranchants rabotés et des pointes boutonnées. Dans les livres d’armes ibériques, l’épée sécurisée est généralement qualifiée de noire, par opposition à l’épée affûtée, dite blanche.


Exemple d’une rapière d’entraînement, conservé au musée de l’armée à Paris. La pointe est boutonnée et les tranchants sont rabotés. Elle mesure 125cm, et elle a une garde typique du début du XVIIe siècle.


Les poignées :

Beaucoup de rapières qui nous sont parvenues ont des poignées dégradées. Généralement la fusée en bois (travaillé ou non) est recouverte d’un filigrane métallique, ou d’un matériau souple tel que du cuir ou du tissu. Sur certaines armes, il y a des barrettes décoratives en métal ou matériaux précieux (de l’ivoire par exemple). Les poignées avec filigranes métalliques étaient probablement très rependues pour des raisons esthétiques et pratiques. Certes un grip en filigrane métallique « arrache » la main (ou le gant), mais offre une meilleure tenue, ce qui est appréciable quand l’on combat pour sa vie.

 
Les poignées filigranées ont généralement à leurs extrémités des Têtes de Turc (entrelacs de fil métallique).


Le pommeau :

Il en existe de toutes les formes et de toutes les masses, selon les besoins. Ils peuvent être en deux parties : le pommeau, et le bouton (partie qui vient bloquer l’assemblage). Ils sont assemblés par martelage / rivetage, ou par vissage (il semblerait que cette méthode existait déjà à l’époque). Norman a identifié 93 formes différentes, et ne prend pas en compte certaines variantes (par exemple, les types 32 peuvent être circulaires, ou au contraire avoir plusieurs faces planes).


La garde : là, ça devint compliqué !

Il en existe un grand nombre de formes différentes, auquel on a attribué, parfois à tort, une origine géographique. A.V.B Norman s’est contenté de les identifier par des numéros et de caractériser de façon globale chacun de ces types en se basant sur différentes collections ainsi que des sources iconographiques.

Beaucoup de types de garde se sont côtoyés. Au début du XVIe, il y a peu de fioritures : une croix (un écusson avec des quillons de part et d’autre) et parfois quelques bouts d’anneaux ou un pas d’âne. Dans la seconde moitié du XVIe les entrelacs et les anneaux de métal se font de plus en plus nombreux, puis des petites coquilles sont parfois ajoutées. C’est après le 1er quart du XVIIe siècle que les gardes avec des coquilles intégrales apparaissent, et notamment en Espagne avec les épées dites à conchas (coquille / coquillage), puis vers le milieu du XVIIe siècle les gardes à coquilles hémisphériques (Tazza). Les avantages de ces gardes à coquilles sont multiples : la structure est résistante tout en conférant une bonne protection (la coquille crée un cône de protection à la manière d’un bocle) sans pour autant augmenter la masse de l’arme.


La garde intérieure :    

 

Souvent, les gardes ne sont pas symétriques de part et d’autre des quillons, c’est pourquoi A.V.B Norman sépare la classification en deux : une classification globale et une classification des parties intérieures des gardes. Il a identifié environ 39 types de gardes intérieures.


Quelques exemples de pièces historiques :


Garde type 39 (des liens avec les modèles 16 et 41 également). Ce type de garde est daté entre la fin du XVe siècle et le début du XVIIe siècle.


Garde type 43, contre garde type 9 ou 10, Pommeau type 25, datation A.V.B : 1550 à 1630. Sûrement l’un des types de garde ayant la plus longue période d’utilisation. Ici la garde et le pommeau sont particulièrement travaillés. Il y existe beaucoup de variantes de cette forme : pommeau rond, quillons droits ou cintrés, anneau de pouce, etc.


Garde mixte entre le type 52 et le type 57 avec quillons cintrés. Contre garde type 31, 35 ou 36. Datation de la collection 1580. Datation A.V.B : 1550 à 1640. Epée allemande avec une lame de Tolède.


Garde de type 58, pommeau type 32. Datation A.V.B : 1560 à 1635. Ce fragment de garde est conservé aux Rijksmuseum, et daterait d’environ 1596.


De gauche à droite : Garde type 57 et pommeau type 32. Datation A.V.B : 1585 /1640 - Garde type 80 et pommeau type 14. Datation A.V.B : 1630/1650 - Garde mixte type 54 / type 55 et pommeau type 28, Datation A.V.B : 1620-1640.


Garde type 66, pommeau type 32. Datation A.V.B : 1620 / 1640 (plus ou moins 5 ans).
Ces gardes arborent des plaques ajourées sont dites à la Pappenheimer. Ce nom viendrait de Gottfried Heinrich, comte de Pappenheim, officier pendant la guerre de Trente Ans, qui a encouragé l’utilisation de ce type de garde. A.V.B Norman n’utilise pas ce nom, sûrement, car il y existe plusieurs types de gardes ayant des plaques de renforts similaires.


Garde type 55, pommeau type 16. Cette épée appartenait à Gustave II Adolphe, roi de Suède, mort sur le champ de bataille de Lutzen en 1632. Epée produite en Allemagne entre 1625 et 1630, pèse 1kg410g, et à une longueur de 115,6 cm (dont 92,9 cm de lame).


Garde type 83, pommeau type 60, première moitié XVIIe. Garde dite à conchas (coquille ou coquillages). Ce type de garde semble originaire d’Espagne, ou en tout cas, la quasi-totalité de ce type artefact sont originaires de la péninsule ibérique. Ce type de garde est un exemple de l’influence entre matériel et type d’escrime : pour la pratique de la Verdadera Destreza, avoir une épée à quillons droits et longs est important.


Garde type 103, pommeau type 66, vers 1660/1670.


Garde de type 88, datation A.V.B : 1635 / 1650. Datation Royale Armouries : 1630/1670. Pommeau du type 55, datation A.V.B : 1500 /1580. Il est intéressant de noter l’important décalage entre la datation du pommeau et celle de la garde. Cet écart peut venir d’un remontage / réutilisation de pièces, ou un choix purement esthétique, rappelant une mode plus ancienne.


Garde mixte de type 91 et de type 102, absente de la classification. Les deux types datent de la seconde moitié / fin du XVIIe. Cette pièce, datée d’environ 1700, est un assemblage espagnol avec une lame allemande (Solingen). Longueur totale : 107,5cm et 91cm.Le pommeau semble être proche du type 66.


Garde mixte de type 95 et type 104, pommeau type 66. Datation H V B : seconde moitié XVIIe siècle. Datation de la collection : 1700.

  

Quelques mots pour conclure

Comme vous l’avez compris, il est compliqué de définir ce qu’est une rapière. Ces armes ont existé pendant deux siècles, utilisées à travers l’Europe aussi bien pour des pratiques récréatives que pour les affaires sérieuses, ainsi qu’à la guerre. Ses caractéristiques ont changé aux grès des besoins ainsi que des savoir-faire techniques.

De nos jours, le mot est utilisé par convention, et avec un sens quelque peu différent de ceux des XVIe et XVIIe siècles. Nous utilisons des simulateurs d’armes souvent bien éloignés des armes utilisées historiquement. Dans nos interprétations des escrimes historiques, cet aspect matériel est fondamental. Nos simulateurs sont adaptés à nos pratiques modernes, comme les escrimeurs de ces époques adaptaient leurs armes à leurs besoins.

L’étude des livres d’armes, des pratiques martiales ainsi des matériels d’époque, nous permet d’affiner nos connaissances sur les subtilités qui caractérisent ces armes. À cette fin, il est de plus en plus commun d’utiliser une multitude termes afin de mieux différencier les épées cette vaste période : proto rapière, rapière de transition, sidesword / épée de côté, etc. Que ça soit en EA ou dans les AHME, dès que nous abordons les caractéristiques historiques de ces armes, il faut être conscient des subtilités qui se cachent derrière. Les classifications, bien qu’utiles, restent des outils avec des limites.


Enfin, si vous avez des éléments complémentaires, je suis preneur. N’hésitez pas à laisser un commentaire sous l’article, en citant la source ou l’article de référence.


Quelques liens :