jeudi 13 octobre 2022

L'escrime est-ce uniquement avec des épées ?

Le nouveau règlement des championnats de France d'escrime artistique reprend et adapte en partie le règlement international. Cette adaptation est plutôt réussie et corrige nombre de faiblesses du règlement international, notamment en remettant une part de la note artistique qui permet de prendre en compte notre discipline dans tous ses aspects. Cependant j'ai remarqué une autre modification pas si anodine : la disparition des armes d'hast. L'escrime serait donc réservée uniquement aux épées, selon la FFE du moins.

Il y a un an j'avais déjà écrit un article où j'estimais, entre autres choses, que la définition de l'escrime ne pouvait se limiter uniquement aux épées. J'en revenait à l'ancêtre des rapières et des sabres : l'épée chevaleresque et ses ancêtres : la spatha romaine et l'épée celte. Or celle-ci n'était pas destinée à être maniée seule mais d'abord avec un bouclier et dans les techniques armes-bouclier c'est le maniement du bouclier qui est plus important que l'arme avec laquelle on l'associe. En complément de cette réflexion je vais d'abord examiner les aspects étymologiques et historiques avant de me pencher vers la réalité des techniques.

N.B. : on entendra ici le mot "épée" dans un sens large comprenant aussi les sabres et allant des grands espadons aux rapières en passant par les glaives et les épées chevaleresques.

1ère image du manuscrit de Joachim Meyer de 1568

Étymologie et histoire du mot escrime

L'étymologie du mot "escrime" n'est pas claire : elle pourrait venir du provençal "escrima", de l'italien "scherma" ou encore des langues germaniques. Plus anciens, les mots "parma" (latin), "parme" (grec), "skermen" (allemand) voire "carma" (sanskrit) dénotent une origine indo-européenne commune. Notons que la signification de tous ces mots est "combattre", sans précision des armes employées. Le mot apparaîtrait en français plus ou moins au XVe siècle, peut-être avant.

Le dictionnaire de l'Académie française qui existe depuis 1694 a connu de nombreuses éditions qui permettent de percevoir certains changements dans la perception du mot. Notons cependant que l'Académie est presque toujours en retard sur les usages des mots et ne les valide que bien après. 

De 1694  jusqu'à l'édition de 1798 la définition est la suivante : 

"Art de faire des armes, exercice par lequel on apprend avec des fleurets à se battre à l’épée seule, ou à l’épée et au poignard. Il sait tous les tours d’escrime. Salle d’escrime. Maître d’escrime. On dit plus ordinairement, Un maître d’armes.
On dit figurément et familièrement, qu’Un homme est hors d’escrime, qu’on l’a mis hors d’escrime, pour dire, qu’Il ne sait où il en est, qu’il ne peut plus se défendre."
La première page de la première édition du Dictionnaire - 1694

L'édition de 1835 n'est qu'une simple modification qui est reprise par l'édition de 1878 :

"Art de faire des armes ; exercice par lequel on apprend à se battre à l’épée ou au sabre. Il sait tous les tours d’escrime. Salle d’escrime. Maître d’escrime. On dit plus ordinairement, Maître d’armes, ou Maître en fait d’armes."

Jusque là l'Académie française conçoit donc d'abord l'escrime comme l'exercice, l'entraînement aux armes et non le combat lui-même avec ces mêmes armes. On notera en revanche que l'on ne mentionne que l'épée ou le sabre, le poignard n'est mentionné qu'en complément avec l'épée. Notons également que l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert (1751-1779) va dans le même sans :

"L'escrime est un des exercices qu'on apprend dans les académies. Le maître d'escrime s'appelle ordinairement parmi nous, maître en fait d'armes."

L'édition de 1935 n'introduit quelques petits modification mais elles sont de taille :

"Art de faire des armes ou Exercice à l’épée, au sabre, au fleuret, à la baïonnette, etc., par lequel on apprend à se battre. Salle d’escrime. Escrime à l’épée. Maître d’escrime. On dit plus ordinairement Maître d’armes."
On notera donc que l'on n'est pas uniquement sur l'exercice mais que l'on envisage également le combat. Autre ajout de taille : la baïonnette est mentionnée et le "etc." ouvre la porte à d'autres armes. L'escrime est donc le combat avec d'autres armes que les seules épées et sabres. Notons que nous sommes à une époque où les duels sont devenus extrêmement rares et même l'escrime a la baïonnette a peu servi dans la première guerre mondiale.

Enfin l'édition actuelle accepte les deux sens :

"1. Art de manier l’épée, le sabre, le fleuret. Pratiquer l’escrime. Un assaut d’escrime. Salle d’escrime (on dit plutôt Salle d’armes). Escrime à l’épée. Maître d’escrime (on dit plutôt Maître d’armes). Un champion, une championne d’escrime. L’escrime est devenue un sport olympique en 1896. Par extension. Exercice par lequel on apprend à se battre à l’arme blanche. Escrime à la lance, à la baïonnette.
"2.  Fig. Tout exercice qui met en jeu le corps ou l’esprit. L’escrime pugilistique, la boxe. La dialectique, escrime de l’intelligence."

On remarquera également que les traités d'escrime en français ne mentionnent jamais le mot escrime jusqu'au XIXe siècle et les traités du Suisse vivant en Russie Baltazar Ficher, L’art de l’escrime dans toute son étendue ; Nouveau traité ; Avec toutes les connaissances qu’il faut pour bien manier l’épée. (1797) et de Lafaugère, l'Art de l'escrime en 1820. Au lieu de ça on parle de l'art de faire les armes, d'école des armes, de l'art de l'épée, des secrets de l'épée etc. Notons que la traduction anglaise de L'école des armes de D. Angelo parue en 1787 se nomme School of Fencing, le mot anglais que nous traduisons par "escrime".

L'escrime semble donc, jusqu'au XIXe siècle, ne concerner que l'exercice du maniement des armes, l'apprentissage et les jeux d'escrime (les assauts). Le véritable combat porté à l'aide de ces techniques semble relever d'une autre définition.

En ce qui concerne les armes, ce sont d'abord des épées (en fait des rapières puis des épées de cour) mais la combinaison épée-dague est également mentionnée et l'on accepte des accessoires à l'épée. Le XIXe siècle rajoute d'autres armes : le sabre évidemment, mais également la baïonnette ainsi que le bâton et la canne. Si ces armes ne sont pas dans la définition de l'Académie française on trouve le mot escrime dans les manuels d'Alexandre Müller, Le maniement de la bayonnette (1835), de Joseph Pinette, École du tirailleur (1837) ou dans le Traité de boxe, savate, canne et bâton de Jean-Félix Delaunney (fin XIXe s.). Ces armes font à cette époque l'objet de traités alors qu'elles avaient été très largement ignorées par les traités auparavant. Le mot "escrime" semble donc à l'époque désigner les techniques de maniement des armes et pas seulement l'épée même si cette arme reste l'arme reine des traités et semble avoir une place supérieure aux autres.

Le mot escrime semble donc avoir désigné majoritairement l'art de manier l'épée, art qui a été le plus développé et est resté le plus prestigieux. Cependant dés le XIXe siècle et dés que des techniques ont été "anoblies" par l'impression de traités, l'usage du mot a été accepté pour les autres armes blanches les plus répandues à l'époque : sabre, baïonnette, canne et bâton. 

Extrait du Maniement de la bayonnette par Alexandre Müller - 1835

Les traités de combat, l'épée et les autres armes

Nous pouvons également aborder les choses en nous posant une autre question : les épées sont-elles les seuls à bénéficier de techniques de combat élaborées, ou du moins ces techniques leurs sont-elles spécifiques ou plus complexes ?

Si l'on se penche sur les livres de combat on constate qu'on est loin de n'y trouver que des techniques d'épée. Ainsi le plus ancien traité d'armes en français est Le noble jeu de la hache (Ms FR. 1996) daté peut-être des environs de l'année 1400. Il ne traite pas d'épée mais de la hache de pas à laquelle j'avais d'ailleurs consacré un article. Les techniques sont variées et complexes et n'ont rien à envier à celles de l'épée. D'autres armes comme la dague, le bâton ou les armes d'hast ont bénéficié de la description de nombreuses techniques dans les traités d'armes de la fin du Moyen-Âge et de la Renaissance. Pour d'autres comme le fléau d'armes

Notons cependant dans ceux-ci une place souvent prépondérante des techniques d'épée longue dans la plupart de ces traités d'armes. Ainsi Paulus Hector Mair qui a écrit les traités traitant du plus grand nombre d'armes consacre 136 jeux à l'épée longue soit bien plus que pour toutes les autres armes. Seule la lutte avec ses 130 jeux égale presque ce score, on trouve ensuite la dague avec 64 jeux et la rapière (en diverses combinaisons : seule, avec bocle ou dague) avec 56 jeux et enfin le dussack (qui est une autre épée) avec 44 jeux. La plupart des autres armes n'ont qu'une vingtaine de techniques qui leur sont consacrées voire moins.

La 88e technique du traité de Paulus Hector Mair Opus Amplissimum de Arte Athletica (années 1540)
 

De même la plupart des traités germaniques de cette époque commencent avec l'épée longue qui fut pendant trois siècles l'arme d'apprentissage de l'escrime (jusqu'au XVIIe siècle), même quand elle n'était plus utilisée nulle part ailleurs que dans dans les salles d'armes. C'est avec elle que l'on apprend les grands principes de l'escrime que l'on retrouve ensuite déclinés dans les autres armes. On a donc un ensemble de techniques et d'appréhension du combat communs à toutes les armes et qui sont déclinés de l'épée longue et adaptés aux spécificités de chaque arme.

Les traités d'armes à partir du XVIIe siècle mentionnent assez peu d'armes en dehors de la rapière puis de l'épée de cour qui est clairement la reine des traités à l'époque et il faut attendre principalement le XIXe siècle pour voir des techniques de bâton, de canne puis de baïonnette concurrencer les techniques d'épées de cour/fleuret.

On y retrouve parfois des principes d'escrime communs. En général les gens apprenaient un style d'escrime et pouvaient le décliner à d'autres armes. C'est ce que l'on peut, par exemple observer en France au XIXe siècle dans ce que le Capitaine France et ses comparses appellent les arts martiaux français. Les techniques d'escrime au fleuret/épée de duel et celles du combat non armé de la savate et de la lutte se sont croisées pour donner un ensemble cohérent applicable aussi à la canne, au bâton, au sabre ou encore au biscaïen. Les principes de déplacement sont appliqués partout par exemple ainsi que la même conceptualisation du combat ce qui fait que les Maîtres d'armes de l'époque pratiquaient en général également la savate, la canne, le bâton etc. même si chacun avait en général sa spécialité.

Si l'on prend un peu de distance on voit donc clairement une prédominances des techniques d'épées sous ses diverses déclinaisons (épée longue, à une main, sabre, rapière, épée de cour..) dans les livres de combat. Les techniques d'épée sont souvent les plus développées, les plus élaborées et servent souvent de base aux techniques des autres armes. L'épée semble donc, à toutes les époques ou presque, l'arme de prédilection de l'escrime. Cependant on a vu aussi que ses techniques n'étaient en général pas de nature fondamentalement différentes de celles des autres armes. Et on ne voit donc pas pourquoi on refuserait ainsi le terme "escrime" pour des techniques d'armes similaires à celles présentées pour les épées.

 

Affiche promotionnelle du XIXe siècle montrant la diversité des disciplines enseignées dans une salle d'armes.

Conclusion : l'épée est-elle la seule arme de l'escrime ?

Il faut maintenant tenter de répondre à la question posée en introduction : doit-on réserver le terme "escrime" aux seules épées ?

Il ressort de ce que nous venons de voir que le terme escrime a longtemps été associé uniquement aux épées même si il était réservé à l'entraînement avec ces armes et non à son application pratique sur le pré, dans la rue voire à la bataille. Au moment où il se généralise on y introduit d'autres armes. De même, dans les traités les diverses épées on clairement un place centrale. Cependant cette place n'est pas exclusive et ses techniques pas si différentes des autres armes, en fait elles leur servent souvent de base. Pour tout cela il ne serait donc pas illégitime de réserver le terme "escrime" pour les combats à l'épée tant cette arme bénéficie d'un statut spécial. Cependant l'inverse est tout à fait défendable et parler d'escrime au bâton, à la dague ou à la hache de pas s'entend tout à fait.

Reste à revenir à notre pratique : l'escrime artistique ou l'escrime de spectacle. Et là on ne voit pas bien l'intérêt de limiter la pratique aux seules épées. D'autres armes offrent une plus grande diversité, plus de possibilités scéniques, notamment sur le jeu des distances avec les armes d'hast ou les dagues. Plus d'options de spectacle donc, plus de jeux différents. Du coup pourquoi vouloir se priver de cette diversité ? C'est aussi celle-ci que j'aime mettre en avant avec mon amour des armes insolites.

1 commentaire:

  1. Je viens tomber sur l'article que je trouve bien documenté et bien écrit.
    Malheureusement en escrime beaucoup de décisions ne se résument pas aux problèmes techniques, mais ont aussi une dimension politique. Par exemple d’exclure des athlètes russes des compétitions internationales est motivé autant par la guerre que par l’envie d’éliminer des adversaires redoutables.
    Même si en France c’est la FFE qui chapeaute l’escrime artistique, le véritable gérant est l’académie AAF et l’académie internationale pour les championnats du monde.
    Ce qui faut savoir sur l’académie internationale : 18 académies nationales sont aujourd’hui membre (en comparaison la FIE rassemble 155 fédérations nationales). Depuis plus de 20 ans l’académie n’a plus aucun contact avec l’escrime internationale de haut niveau. Il y a qqs années, à la suite du congrès de Lisbonne, elle a perdu ses plus importants membres, c’est-à-dire, l’académie anglaise et allemande.
    Long à réagir, les AMHE ont échappé à sa contrôle, car les clubs ont réussi à créer leur propre fédérations (sauf en Italie).
    Du coup, ses activités dans l’escrime artistique sont devenues sa seule planche de salut. Elle se bat pour sa survie.
    Les règlements des compétitions ne servent pas au développement de l’escrime artistique, elles garantissent la mainmise de l’académie sur cette activité. Et puisqu’elle est incapable de fournir une formation artistique à ses instructeurs (maîtres d’armes), elle tente de transformer et d’adapter l’activité à leur capacité.
    Les entraineurs d’escrime, qui gèrent aujourd’hui généralement l’escrime artistique, ont une formation dans les trois armes sportives épée, fleuret, sabre. Il est donc logique de réduire les armes pratiquées en artistique et de les adaptées à ceux utilisées en sportive.
    En résumé : Pour survivre, les académies nationales (à une ou deux exceptions près) et l’AAI étaient obligées de se rabattre sur l’escrime artistique. Toutes leurs décisions prises des derniers 20 ans concernant des compétitions et la pratique de cette activité sont motivées politiquement …

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