lundi 7 avril 2025

Ce qu'il est important que le public comprenne de votre chorégraphie

Je crois que je l'ai entendu depuis ma première année d'escrime de spectacle : "il faut que le public comprenne ce que tu fais." Et cela a servi à justifier plein de choses, parfois aberrantes, comme de faire des grands gestes exagérés pour que le public "voit bien" voire de ne pas aller trop vite sinon "le public ne comprend rien". Récemment le Baron a abordé le sujet du public dans notre série sur les Excuses. je voudrais ici aborde le même sujet sous un autre angle, sur ce qu'il est pertinent ou non de faire pour que le public ne soit pas perdu dans notre numéro.
 
Avant tout reposons quelques bases : notre discipline consiste à simuler un combat armé entre deux personnages ou plus (même le solo entre dans cette définition, sauf qu'un seul des personnages est visible sur scène). On a donc un récit de combat, en principe on a une idée de pourquoi les personnages s'affrontent, chacun a son caractère, son style de combat, même de façon minimaliste, même évoqué. Le public voit donc un affrontement qui se termine par un dénouement : la mort de l'un de deux protagonistes, voire des deux, une reddition, une fuite, un abandon mutuel ou toute autre fin que l'on pourra imaginer. Il y a un début, un milieu, une fin, des rebondissements ou non, des espoirs, des interactions entre les deux personnages etc. Je sais que ça a l'air évident mais il faut bien garder ça en tête pour la suite.
 
J'affirme donc ici que le public n'a pas besoin de comprendre toute l'escrime qui est montrée, en revanche il doit comprendre les personnages et les étapes du combat. Voyons pourquoi.
 
Enchaînements au Messer dans le traité d'Albrecht Dürer Οπλοδιδασκαλια sive Armorvm Tractandorvm Meditatio Alberti Dvreri (1512)

Le public n'a pas besoin de comprendre toute l'escrime

Revenons-en à nos gestes amples voire ralentis "pour que le public voit bien". L'idée c'est d'exagérer parfois des gestes comme, par exemple, des coupés ou des dégagements pour que le public comprenne bien ce que font les lames car à une vitesse réaliste il est vrai qu'il faut être bien aguerri à l'escrime (entraînez vous à arbitrer du fleuret par exemple) pour voir ce qui se passe. Cela amène aussi à exagérer les armés, pistonner avant d'estoquer et autres techniques qui ralentissent le combat. En allant moins vite, c'est à dire en amplifiant les gestes, le public a plus de temps pour comprendre où vont les lames, c'est du moins l'argument qui nous est servi. Il en va de même de toute une philosophie disant de ne pas aller trop vite, ce que l'on a tendance à vouloir faire avec des lames très légères comme les lames triangulaires. Notons au passage qu'avec des lames plus lourdes le problème se pose moins, encore que certains gestes techniques soient difficile à comprendre pour un public non initié. C'est d'ailleurs le cas des coupés ou des dégagés pour un public qui ne connait pas, à moins de les faire vraiment au ralenti (c'était assez à la mode il y a 5-10 ans) je ne suis pas certain que le public perçoive vraiment ce qui se passe.
 
Mais en a-t-il vraiment besoin ? Durant les Jeux Olympiques les épreuves d'escrime sont toujours très regardées, croyez-vous que le public comprenne quelquechose à ce que font des escrimeurs du plus haut niveau mondial qui vont à toute vitesse ? Moi-même j'ai parfois du mal à suivre et j'ai besoin du ralenti, et donc, même avec celui-ci, je ne pense pas que tous les spectateurs comprennent. Cependant ce n'est visiblement pas bien grave puisqu'ils continuent à regarder, ils trouvent ça beau et "stylé" (comme disent les jeunes), ils voient que les escrimeurs sont doués et qu'ils vont vite, qu'il y a de l'action, de l'engagement etc. Ils apprécient même si ils ne comprennent pas tout.
 
Alors pourquoi en serait-il autrement en escrime de spectacle ? Ce qu'ils savent apprécier en escrime sportive ils peuvent tout aussi bien l'apprécier avec des costumes plus chatoyants et un jeu d'acteur non ? Il n'y a aucune raison tant que ça impressionne et donc, à ce propos, je recommanderai plutôt d'aller vite dans l'exécution pour montrer la virtuosité d'un escrimeur plutôt que d'espérer que le public comprenne qu'on a fait un coupé en ralentissant.
 
Ne me dites pas que le public comprend tout. Mais il aime bien regarder.
 

Le public doit comprendre le récit du combat et les personnages

Mais alors peut-on dire qu'on s'en moque, que le public n'a rien à comprendre et qu'il se débrouillera bien comme ça ? Eh bien non plus, mais l'enjeu est ailleurs. Ce que le public doit comprendre c'est le récit du combat, idéalement les gestes doivent lui faire deviner ce qui se passe dans la tête des escrimeurs. Je vais pour cela prendre quelques exemples parlants :
 
- Imaginons par exemple une série de coupés et de dégagés effectués par un escrimeur (A) tandis que son adversaire (B) montre une escrime plus simple, plus directe. Le public verra la virtuosité du premier et comprendra que son adversaire est soit moins bon, soit partisan d'une approche plus directe. On lui a donc fait comprendre quelquechose sans qu'il ait besoin de comprendre les détails. Imaginons ensuite que A, malgré sa virtuosité n'arrive finalement à rien, il s'énerve et passe à une approche lui aussi plus directe du combat, avec de forts battements, abandonnant sa vituosité pour devenir plus violent. Là aussi le public s'en apercevra, et on aura encore raconté quelquechose.
 
- Imaginons, dans un autre exemple, qu'au début du combat les deux adversaires se jaugent, cherchent à provoquer, à battre l'arme de l'autre, tentent une attaque timide, retraitent... pour arriver à une fin de combat plus engagée avec des phrases d'armes plus longues, plus directes, plus rapides. Ici encore on a un récit, on a fait comprendre quelquechose au public.
 
 
Ici est-ce que le public comprend tous les détails ? Non. Est-ce qu'il perçoit les intentions et les tactiques ? Oui.

Et c'est cela qui est, à mon sens, le plus important dans la compréhension d'un combat d'escrime par le public : que celui-ci comprenne bien le récit qu'on lui présente. Pas forcément tous les détails, mais les grandes étapes, la philosophie de celui-ci. Le public ne percevra pas forcément bien des dégagements et contre dégagements mais il comprendra qu'on pratique une escrime virtuose, il saura faire la différence avec une escrime plus directe, ou une escrime basé sur le mouvement et l'énergie, une escrime défensive ou encore une escrime toute en puissance.
 
Le public doit aussi bien comprendre les personnages, qui ils sont, comment ils pensent et, donc, comment ils escriment. Ce n'est pas pour rien que nous rabâchons sans cesse nos articles sur les types de personnages et les profils d'escrimeurs, c'est parce qu'ils servent de base à ce que doit être le récit de votre combat, celui que vous ferez à vos spectateurs, à votre public.
 
Ah oui, un dernier détail : les costumes. Cela a l'air un peu bête mais veillez à bien différencier vos combattants, surtout si ils ne sont pas physiquement différents (même genre, même gabarit sans différence flagrante de coiffure ou de couleur de peau ou de cheveux). Ça a l'air bête mais un gars d'1m80, 75kg, blanc aux cheveux brun ne sera pas facile à différencier d'un gars d'1m85, 80 kg blanc aux cheveux châtains. Pas pour un public qui ne les connait pas. Pensez donc à ce que leurs costumes les différencient clairement (couleurs, coupes, arrangements de vêtements différents).
 

 Allez, je repartage cette vidéo d'Adorea où l'escrime évolue et se brutalise au cours du duel.
 
***
 
On en vient donc à la conclusion de cet article où l'on voit qu'il ne faut pas faire fausse route dans ce que l'on veut faire comprendre au public. Celui-ci n'a pas besoin de comprendre toutes les passes d'armes, mais il doit comprendre quelle approche (ou absence d'approche) ont les différents personnages qui s'affrontent dans un combat d'escrime de spectacle. Ils doit comprendre leur caractère et, idéalement, avoir l'impression qu'il peut entrer dans leur tête. Pour cela, au lieu d'exagérer vos techniques, réfléchissez plutôt à la cohérence de vos personnages et à la cohérence du récit de votre combat.

2 commentaires:

  1. Michael Müller-Hewer8 avril 2025 à 09:51

    Bonjour, cher Capitaine
    C’est un article très intéressant et bien écrit. Je l’ai lu avec beaucoup d’attention, car il tente de démonter l’une de mes thèses préférées : « le public doit comprendre ce que tu fais ».

    Je reconnais qu’il n’est pas facile de maintenir en vie un spectacle dont l’escrime est le seul sujet. Mais c’est là le problème de l’escrime artistique en général. Cela conduit à de nombreuses absurdités, comme les grands gestes ou les mouvements ralentis. Et tu insistes sur le fait que l’histoire que l’on raconte, le drame que l’on met en scène, est plus important que l’escrime en soi.

    Pour toi, il semble que le spectateur n’a pas besoin de comprendre le geste, et que la vitesse d’exécution — qui donne une illusion de virtuosité — est largement suffisante. Tu cites en exemple les compétitions d’escrime olympique, où le public ne comprend souvent rien à ce qui se passe sur la piste.

    Mais, en fin de compte, tu soulignes sans le vouloir un problème majeur de l’escrime sportive. Car contrairement à ce que tu affirmes, l’escrime souffre dans le monde entier d’un manque aigu de spectateurs, ce qui remet régulièrement en question sa place aux Jeux olympiques. D’autres sports comparables, comme le tennis, n’ont pas ce problème. Que reproche-t-on à l’escrime ? Justement d’être incompréhensible pour un public non averti, d’avoir un règlement trop compliqué, et d’être trop rapide. Je me souviens encore que le célèbre maître Claude Carliez affirmait que l’escrime artistique pouvait aider le grand public à mieux comprendre l’escrime.

    Je compare souvent l’escrime à un texte que je récite devant un public. Les mêmes règles s’appliquent. On peut très bien imaginer un spectateur écoutant un acteur débiter son texte à toute vitesse, et se dire : je n’ai rien compris à ce qu’il a dit, mais quelle virtuosité dans le maniement de la langue !

    Tu ne l’as pas dit explicitement, mais tu le fais comprendre clairement : nous racontons une histoire, et l’escrime n’est qu’un médium pour transmettre cette histoire au public. Je pense que nous sommes d’accord pour dire que la vitesse d’exécution joue donc un rôle important.

    J’ai un sujet pour toi : quelle est la vitesse réaliste d’un combat en escrime artistique ? Doit-elle se rapprocher de celle d’un véritable combat ? Et si oui, comment déterminer la vitesse réelle d’un affrontement à l’épée médiévale, par exemple ? Et une dernière question : ne penses-tu pas que l’usage d’armes en aluminium fausse l’idée que nous nous faisons de l’escrime ?
    Maitre Loup

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    1. Bonjour, merci de ce commentaire très intéressant.
      Pour ce qui est d'aider le grand public à comprendre l'escrime j'ai, personnellement, quelques doutes. Même en amplifiant nos gestes, je ne suis pas sûr que le public suive malgré tout. Et cette amplification dénature aussi le geste et peut nuire à la vivacité. J'ai tendance à penser qu'elle est contre-productive et que, tant qu'à faire, autant privilégier plutôt la vivacité et la virtuosité qui impressionneront le public.
      Pour ce qui est de l'épée médiévale je pense aussi qu'une vitesse proche de celle d'un sparring est la meilleure : je déteste les coups pachydermiques que l'on a tendance encore à trop voir en escrime artistique et, au contraire, faire preuve de virtuosité et d'agilité avec une arme que tout le monde imagine très lourde va impressionner le spectateur (et démontrer le talent du personnage).
      Après on n'a pas forcément besoin de faire des phrases d'armes interminables : ce n'est pas très crédible et ça ne permet pas au public de souffler.
      Je pense, en effet, que d'une manière générale, il est bon que le public puisse souffler et digérer ce qu'il vient de voir, surtout quand on vient de passer un truc impressionnant.
      Pour les armes en duraluminium je n'ai pas testé, cela ne m'attire pas spécialement sauf si je voulais faire jouer un personnage exceptionnellement fort, surhumain quoi. C'est peut-être aussi intéressant pour les masses ou les haches qu'on peut avoir du mal à arrêter.

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