lundi 26 avril 2021

Repenser le courage et l'héroïsme (armure et entraînement)

Cet article part d'une remarque de Dominique Barthélémy dans sa monographie La Chevalerie (Fayard - Paris - 2007) à propos des poème carolingiens célébrant la gloire au combat de certains aristocrates. L'auteur faisait remarquer qu'il était bien plus facile de faire preuve de courage lorsque l'on est protégé par une armure qui vous garde de la plupart des coups. Cela m'a ainsi fait repenser la notion de courage et d'héroïsme dans beaucoup de récits et même probablement dans la réalité de toutes ces époques où l'armure protectrice est l'apanage d'une certaine classe sociale. C'est donc cette notion et son impact sur les scénarios d'escrime de spectacle que l'on peut proposer que je vous invite à examiner plus avant dans cet article.

Nota Bene :  Cet article formule une hypothèse qui mériterait d'être sérieusement étayée, il faut donc la prendre pour ce qu'elle est, une hypothèse et une éventuelle piste de recherches. De plus je balaye des étendues temporelles très vastes (plusieurs siècles voire millénaires) et je suis donc conduit à généraliser grossièrement et gommer des détails importants.

"Au milieu du champ de bataille chevauche le comte Roland,
"Sa Durendal au poing, qui bien tranche et bien taille,
"Et fait grande tuerie des Sarrasins.
"Ah ! si vous aviez vu Roland jeter un mort sur un autre mort,
"Et le sang tout clair inonder le sol...
"Tous les Français frappent, tous les Français massacrent.
"Et les païens de mourir......"

(Vers 1338-1342 et 1347, 1348.)
La Chanson de Roland, volume 1, de Léon Gautier 1872

Les époques de l'armure réservée aux élites

Tout d'abord il convient de savoir de quelles époques nous devons parler. Nous cherchons des époques où l'armure reste un apanage d'une frange relativement réduite de combattants de l'élite et où elle est efficace contre la majorité des armes utilisées sur les champs de bataille ou dans les embuscades.

La limite récente se situera probablement vers le milieu du XVIe siècle où la puissance des armes à feu commence à réduire l'importance de l'armure ou à obliger à en porter de plus lourdes, à l'épreuve du mousquet. C'est aussi entre la fin du XVe siècle et le début du XVIe siècle que les armures deviennent très fréquente dans la troupe, y compris dans les rangs des piquiers. Avec les manufactures on voit apparaître les armures dite "de munition" produites en masse et à la chaîne pour équiper des compagnies voire des régiments entiers. Cela coïncide d'ailleurs en grande partie avec la fin de la geste héroïque chevaleresque, Bayard (mort en 1524) en est un des derniers représentants.

On peut donc inclure l'essentiel du Moyen-Âge dans notre espace temporel en remontant jusqu'aux Caroligiens. C'est en effet à cette époque (VIIIe et IXe siècle) que se répandent les broignes d'acier et les casques ainsi que le cheval et les étriers. Ces armes équipent les aristocrates et riches propriétaires terriens mais également leurs suites armées. Ces corps sociaux ont ensuite plus ou moins fusionné pour donner la chevalerie tandis que les autres hommes libres qui composaient auparavant le gros des armées mérovingiennes se sont vus reléguer dans paysannerie, parfois même asservis. C'est une époque de chansons de geste où l'on célèbre les exploits des héros aristocrates de la Matière de France ou de Bretagne (Roland, Olivier, Ogier le Danois, Arthur, Gauvain, Lancelot).

Enluminure du Psautier de Stuttgart (1ère moitié du IXe siècle) illustrant le psaume 18 avec l'armement de son époque. On note le casque et la broigne du personnage principal.
© 2021 Zeutschel GmbH, Tübingen | Bildrechte: Württembergische Landesbibliothek

Les armées médiévales, à partir de l'époque caroligienne, comptent donc d'un côté une élite de cavaliers lourds, entraînés et armurés, et de l'autre des piétons souvent recrutés à la hâte, mal armés et mal protégés. Je passe les détails des évolutions tactiques qui ont pu voir, pendant la Guerre de Cent ans, la plupart des chevaliers combattre à pied en infanterie démontée et la montée de certains corps comme les archers et les arbalétriers. Néanmoins l'élite de ces armées restait toujours le combattant lourd, le plus souvent noble, bien entraîné et armé.

Avant les Caroligiens la plupart des guerriers étaient des fantassins faiblement protégés (un bouclier, parfois un casque et très exceptionnellement une armure). Quant à l'Antiquité romaine et grecque, elle nous présente essentiellement des armées dont l'ossature réside dans une infanterie lourde et cuirassée (légionnaires, phalangistes, hoplites). Néanmoins le nombre de ceux-ci, les tactiques, les mentalités, étaient peu propices à célébrer des héros invincibles. Il faut remonter à l'époque d'Homère (VIIIe siècle av. J.C.) pour voir des élites avec un armement lourd (déjà celui du futur hoplite) accompagnés de troupes légères. Pour ce que l'on en sait cela semble également être le cas de l'époque mycénienne (1550-1050 av. J-C) et cela colle bien avec l'époque des héros surhumains de l'Iliade et des légendes grecques (Achille, Hector etc.).

L'armure de Dendra, datée du XVe siècle av. J.C. est l'amure dépoque mycénienne la plus complète trouvée à ce jour. Si les héros de l'Iliade ont eu une existence c'est probablement une armure proche de celle-ci qu'ils ont portée.
Photo : Schuppi pour Wikimedia Commons

Élite contre piétaille : le combat inégal

Examinons donc ce qui faisait la supériorité de ces combattants d'élite face au gros des troupes auquel ils pouvaient être confrontés et qui pouvaient justifier des exploits héroïques.

Nous avons donc en premier lieu parlé de l'armure qui est probablement l'élément déterminant. Les armures sont évidemment différentes selon les périodes et, durant le Moyen-Âge, elles évoluent vers une protection de plus en plus importante. Néanmoins toutes les armures comportent des éléments commun comme, au minimum, une protection de tronc en métal et un casque. Ces éléments protègent des agressions les plus fréquentes sur le champ de bataille : les flèches et les lances qui viseront plus facilement le tronc et les coups de taille verticaux dirigés vers le crâne. De cette façon on se garde des coups les plus mortels et les plus fréquents. Ces éléments sont souvent complétés par d'autres armes défensives comme des protections d'épaule, de bras ou de jambes ou encore des boucliers d'autant plus petits que l'armure est couvrante. Les matériaux sont des plates de bronze pour l'Antiquité, des écailles ou des anneaux d'acier pour l'époque caroligienne et le Moyen-Âge central et des plates d'acier pour le Moyen-Âge tardif ou pour les casques. Ainsi protégé le combattant d'élite est difficile à blesser car il faut viser les défauts de son armure là où lui a juste à frapper son adversaire au torse ou à la tête non protégés ou mal protégés et qui sont des cibles bien plus faciles. En fait, au Moyen-Âge, les chevaliers meurent rarement à la guerre et sont le plus souvent capturés et rançonnés car il est difficile de les tuer et s'instaure entre gens du même monde certaines règles de modération de la violence. Si vous avez encore un doute sur l'efficacité des armes (parce que vous avez vu trop de films hollywoodiens) allez lire mon article qui en parle.

Chevalier du XIIIe siècle en haubert de mailles complet coiffé d'un grand heaume et renforcé d'un écu triangulaire, l'armure des aristocrates de l'époque les préservait de la plupart des coups. En plus de l'épée, le chevalier porte en général une lance.
Enluminure tirée du Beinecke MS.229 (romances arthuriennes)

On rajoutera un autre élément qui est d'ailleurs en partie la conséquence du premier et qui tient à l'entraînement et à la formation de ces combattants d'élite. Tout d'abord, étant plus riches que le moyenne ils sont probablement mieux nourris, avec moins de carences alimentaires et donc un peu mieux développés physiquement même si cela n'est pas forcément vrai ni même très concluant. Mais surtout ils s'entraînent physiquement. Les Grecs font des exercices athlétiques et on trouvé ça et là la trace d'entraînements de ce que nous nommerions "préparation physique" chez les chevaliers médiévaux comme par exemple celui qui consiste à monter une échelle barreau par barreau suspendu à la seule force des bras et lesté d'une chemise de mailles. En plus des exercices athlétiques on doit supposer un certain entraînement au combat et une mise en pratique dans les tournois de chevalerie (pour la bataille) et la chasse (pour la "petite guerre"). Outre son équipement supérieur le combattant d'élite est donc également probablement plus affûté physiquement et mieux entraîné aux armes. Si l'on ajoute une forte pression psychologique liée à l'honneur et au fait de ne pas passer pour un couard on arrive à un fossé entre le combattant d'élite lourd et le fantassin léger.

"Maintenant s’essayoit à saillir sur un coursier tout armé, puis autrefois couroit ou alloit longuement à pied, pour s’accoustumer à avoir longue haleine, et soufrir longuement travail. Autre fois ferissoit d’une coignée ou d’un mail grand piece, et longuement, pour bien se duire au harnois, et endurcir ses bras et ses mains à longuement ferir, et qu’ils s’accoustumast à legerement lever ses bras. (...)
Item, il montoit au revers d’une grande eschelle dressée contre un mur tout au plus hault, sans toucher des pieds, mais seulement sautant des deux mains ensemble d’eschellon en eschellon, armé d’une cotté d’acier ; et ostée la cotte, à une main sans plus, montoit plusieurs eschelons."

Extrait des Mémoires ou Livre des faits du bon messire Jean Le Maingre, dit Boucicaut, maréchal de France et gouverneur de Gennes, éd. M. Petitot, dans Collection complète des mémoires relatifs à l’histoire de France, depuis le règne de Philippe Auguste jusqu’au commencement du XVIIe siècle, t. VI, Paris, 1825, p. 390-391.
Cité par Émeline Baudet dans son Mémoire de Master de 2013 : Édition du Florius, de arte luctandi, BNF lat. 11269.

Ces éléments pris en compte il ne faut donc pas s'étonner d'imaginer un groupe de cavaliers (ou de chevaliers démontés pour la Guerre de Cent ans) d'élite charger et balayer un groupe de piétons légers plus nombreux mais mal armés et mal entraînés. Bien sûr les exploits de l'Iliade, des poèmes caroligiens ou des chansons de geste sont fortement exagérés mais on peut leur imaginer une part de vérité. Les flèches (déjà beaucoup moins précises que dans les films) ne percent pas les armures de ces combattants d'élite. Ils sont le plus souvent mobiles (quand ils sont montés), il est très difficile de les blesser (toujours en raison de leur armure). De plus ils sont entraînés aux armes, à combattre en groupe et conditionnés à ne pas s'enfuir au combat. Même un seul d'entre eux, entouré d'ennemis mal armés, sera difficile à abattre et peut créer des exploits. On comprend ainsi mieux ces histoires de héros que l'on raconte et où, finalement, les seuls adversaires dignes de ce nom sont d'autres guerriers d'élite pareillement armés.

La panoplie dite d'Argos, datée de la fin du VIIIe S. av. J.C. peut donner une idée des armures à l'époque d'Homère. Même si elle préfigure l'armure des hoplites des siècles suivants ce type d'armure n'était encore probablement que par des aristocrates.
Sur Wikimedia Commons

Traduire l'héroïsme en spectacle

Reste à voir comment on peut traduire cela en escrime de spectacle. En fait on doit constater que le scénario d'un héros ou d'un groupe de héros abattant des hordes d'ennemis les uns à la suite des autres est juste un grand classique du film d'action. Cependant le plus souvent ceux-ci esquivent toujours miraculeusement toutes les attaques ennemis et ne sont jamais touchés ou juste légèrement blessés. Si on observe bien on a souvent des ennemis dans le dos qui ne frappent pas alors qu'ils le devraient, juste pour préserver cette illusion. Paradoxe encore plus absurde, souvent ces héros ne portent pas d'armure quand leurs ennemis en ont et meurent au moindre coup !

Il convient donc d'inverser les choses : les héros portent des armures et leurs ennemis non. N'oublions pas qu'une cotte de mailles ou une armure bien conçue sur un combattant entraînée à la portée n'entrave pas tant que ça les mouvements. Pour vous en convaincre voyez ce que font les pratiquants de béhourd avec leurs armures de 15 à 20kg ! Donc les ennemis sont innombrables mais fragiles, sans armure ils sont blessés, souvent grièvement au moindre coup d'épée bien placé et leurs coups à eux sont très peu efficaces. On peut ainsi faire attaquer les ennemis dans le dos avec des attaques inefficaces qui peuvent juste un peu déstabiliser le héros voire donner l'impression qu'il subit une pluie de coups mais résiste par sa vaillance. Il faut évidemment briser un grand tabou de l'escrime artistique : il faut toucher !

Ce combat tiré de La Communauté de L'anneau réalisé par Peter Jackson (2001) est un classique du groupe de héros affrontant une horde d'ennemis innombrables. Logiquement les héros devraient porter plus d'armure et les orques aucune, ce qui rendrait plus réaliste l'action.

Notons tout de suite que d'un point de vue sécurité on est en fait pas mal, cela demande un minimum de précision de la part de l'attaquant mais en principe la précision c'est une de qualité de tout escrimeur de spectacle qui se respecte. On évitera évidemment de frapper aussi fort qu'un coup normal le ferait, il faut juste que ça s'entende un peu, surtout si c'est sur une armure de plates. Mais en vrai, un gambison sous une armure ordinaire ou une cotte de mailles permettront d'être tout à fait en sécurité sur des coups de taille. Les coups d'estoc seront un peu plus délicats à gérer mais au bon endroit ça peut aussi se faire.

Moyennant cela on aura bien notre (ou nos) héros invulnérable ou presque affrontant des hordes d'ennemis. Cet héroïsme de l'équipement et de l'entraînement est donc particulièrement adapté au combat de groupe déséquilibré. Le scénario classique est le héros qui se débarrasse de tous les sbires du grand méchant, lui aussi un guerrier d'élite armuré et entraîné, avant de l'affronter. C'est un peu ce que l'on voit dans l'Iliade, des héros armurés sur leurs chars qui massacrent les troupes ennemis avant de tomber sur un héros de l'autre camp et de l'affronter dans un duel épique où les dieux aiment également mettre leur grain de sel. On peut évidemment imaginer d'autres scénarios comme la mort du héros après s'être héroïquement défendu (la mort de Roland à Roncevaux) ou un chevalier en armure qui en vient à être en difficulté et est sauvé par son écuyer légèrement armé. Notons qu'historiquement, valets armés et écuyers suivaient souvent les chevaliers et capturaient leur ennemi quand il avait été jeté au sol et/ou sonné en leur mettant une dague sous la gorge.

 

Même si cette vidéo n'est pas la meilleure réalisation d'Adorea c'est l'une des seules à proposer un scénario d'un héros en armure affrontant une horde d'ennemis légèrement armés.

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Voilà, l'objectif de cet article était de poser une réflexion, à la fois sur l'héroïsme des élites mais aussi sur ce qu'on pouvait imaginer avec les armes de certaines époques. Cette supériorité guerrière était probablement aussi une justification des inégalités sociales et une auto-congratulation des élites qui, protégés par leurs armures, pouvaient railler à peu de frais la couardise des paysans levés à la hâte, mal armés et mal entraînés. J'espère qu'il vous donnera des idées de scénarios à l'avenir. C'est une réflexion qui revient souvent chez moi mais je trouve généralement les armures très mal utilisées dans les combats chorégraphiés, au cinéma comme sur scène. Notons également que cette réflexion est également complètement appropriée pour des scénarios dans des monde de Fantasy d'autant qu'elle demandera moins de rigueur sur l'historicité des armures.


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