vendredi 2 avril 2021

Engager le fer en escrime de spectacle

Si il y a une différence entre notre escrime moderne et l'escrime ancienne c'est bien la notion d'engagement des lames. Beaucoup de techniques commencent les lames engagées et il semble bien que l'on recherchait beaucoup le contact du fer adverse pour mieux le contrôler et, surtout, s'en défendre. Or, si l'escrime de salle ou de jeu pouvait éventuellement commencer les deux lames engagées ce n'est évidemment pas le cas d'un combat réel où les combattants se voient d'assez loin et doivent s'avancer l'un vers l'autre, hors de distance, pour s'affronter. C'est cette situation que voulait reproduire la distance de quatre mètres entre les tireurs dans l'escrime contemporaine.

Nous voyons en revanche assez peu d'engagements en escrime de scène et c'est l'un de ses nombreux aspects non historiques. Cet article est là pour examiner l'intérêt d'engager le fer mais aussi comment on pourrait le faire.

Engagement "de tierce" (outside guard) chez James Miller - 1735
À la broadsword britannique c'est souvent une position de départ.

Engager le fer, les raisons de le faire

Tout d'abord engager le fer vous donnera une crédibilité historique. C'est particulièrement vrai pour des armes comme l'épée de cour et le sabre et la rapière en grande partie. Ça l'est beaucoup moins pour les armes médiévales sauf éventuellement l'épée longue, surtout selon Fiore dei liberi avec ses gardes centrales (posture longue, courte, couronne voire garde à deux cornes) et pas du tout pour le coutelas (Messer, Dussack...) mais du XVIIe siècle (voire XVIe) au début du XXe c'est plus ou moins une situation normale quand on s'affronte avec des lames. La Verderada Destreza, l'escrime de la noblesse espagnole du XVIIe siècle, est même basée sur un contact quasi constant avec le fer adverse qu'on ne quitte que brièvement et avec lequel on joue en faisant varier sa force en fonction des positions relatives du faible et du fort entre les deux épées.

Pourquoi donc rechercher autant le contact du fer ? Tout simplement pour mieux contrôler la lame adverse et être sûr que la vôtre se trouve bien entre elle et votre corps que vous ne voulez pas voir blesser. C'est l'une des dérives de la compétition et du décompte des points : il importe plus de marquer le point que de ne pas prendre de touche. Aux armes de convention on est protégé par la convention et à l'épée la double touche est souvent intéressante. L'aspect martial qui veut que l'on évite d'abord d'être touché (car on a alors de bonnes chances d'en mourir) disparaît. Or, même si un bon nombre de traités d'escrime qui nous sont parvenus sont d'abord destinés à une escrime de jeu proto-sportive les escrimeurs de l'époque n'oubliaient pas que la même escrime ou presque pouvait leur servir sur le pré, dans la rue ou sur le champ de bataille. Et à ce moment on veut savoir où se trouve la lame adverse et avoir le "sentiment du fer".

Lames croisées en leur milieu dans le Florus de Arte Luctandi de Fiore dei Liberi (vers 1410-1420)

D'un point de vue techniques beaucoup de coups et d'enchaînements partent d'un engagement souvent suivi par un dégagement (suivi d'un battement ou d'une pression inverse car on veut toujours contrôler la lame et on n'attaque pas sur une pointe orientée vers soi). On peut aussi exercer des pressions et contre-pressions, tout un jeu de celles-ci en passant sur le fort et inversement. Il est aussi tout simplement possible d'attaquer ainsi (souvent pour provoquer une parade et tromper l'ennemi par un dégagement ou un coupé). Et comme c’est le point de départ de ce qui est décrit dans un certain nombre de traités c'est tout de même bien d'y être si l'on veut placer les enchainements qui s'y trouvent.

D'un point de vue scénique cela donne tout d'abord une position bien connue du public avec les deux protagonistes avec les épées croisées. Elle est aussi classique que celle fort contre fort mais, contrairement à cette dernière, elle est complètement réaliste. Elle peut ainsi permettre des échanges de paroles entre les adversaires. Cela permet de marquer de façon relativement calme la tension du combat, le fait que celui-ci est bien là et que les deux vont chercher à se tuer (ou à s'affronter pour un enjeu dans le cadre d'un combat aux armes d'entraînement). C'est évidemment le moment où il ne faut pas oublier le regard !

Engagement du fer chez Octavio Ferrara - Compendio y Philosophia y Dztreza de las Armas - 1625 (copie du début du XXe siècle)

Engager le fer, quelques pistes pour bien le faire

Alors évidemment, une difficulté demeure : comment faire pour engager le fer proprement et de manière crédible, sans que cela semble artificiel ? Je vais tout de suite évacuer le cas d'un affrontement d'entraînement ou d'un duel où l'on pourrait commencer les fers croisés (plutôt au sabre du coup et je dirais même plus à la broadsword/backsword britannique). On peut même envisager de faire remettre en garde, lames croisées, les adversaires après chaque passe d'armes. C'est une solution de facilité mais il ne faut jamais ignorer ce genre de solution.

Au début d'un combat le croisement des fers est plutôt logique. On avance protégé, on ne connaît pas l'adversaire et l'on fait preuve de prudence. Cela colle bien avec le début d'un combat où les adversaires normalement se jaugent, se testent et évitent toute imprudence avant de savoir ce dont l'adversaire est capable. On les imagine donc avancer en tierce allongée, en passes avant ou en marches prudentes jusqu'à arriver au moment où les fers se croisent naturellement. On peut imaginer de montrer quelques prises d'information avec des pressions plus ou moins fortes sur le fer voire un battement timide ou un dégagement de l'un des deux. Cela peut aussi bien correspondre à un personnage assuré, gardant son sang-froid qu'à un personnage mal assuré et qui se met sur la défensive car il ne se sait pas quoi faire. Notons que si cela peut s'imaginer dés le début d'un combat pour poser les personnages mais aussi après une ou deux passes d'armes ayant montré la supériorité de l'un ou de l'autre.

L'engagement peut aussi se faire à d'autres armes comme les hallebardes dans l’Opus Amplissimum de Arte Athletica de Paulus Hector Mair
 

Pour montrer la détermination de l'un des combattants celui-ci peut aussi s'avancer résolument et prendre fermement le fer adverse dans un geste brusque, presque un battement. Nous avons alors affaire à un tueur déterminé mais méthodique, pas un fou furieux mais un assassin de sang-froid qui connaît son escrime (ou veut montrer qu'il la connaît) et cherche à intimider son adversaire. Son adversaire, qui l'attend peut là encore être apeuré ou simplement entraîné dans ce combat plus ou moins à son corps défendant. Dans le même esprit cette scène peut avoir lieu après une ou deux phrases d'armes pour représenter une évolution dans l'état d'esprit des personnages. Celui qui prend le fer violemment serait ainsi agacé de ne pas voir ses actions aboutir et veut monter le niveau d'engagement du combat ce qui se traduit par ce geste. Il peut aussi dominer et vouloir pousser son avantage en intimidant son adversaire pour provoquer son effondrement moral.

Enfin, les fers croisés peuvent également résulter d'une pause après une attaque ou plusieurs attaques (et ripostes) parées, un moment de tension où l'on se jauge mais sans se remettre hors distance. Le fait de ne pas sortir de la distance de combat peut signifier qu'aucun des deux combattants n'a véritablement été intimidé par l'autre mais également qu'ils sont résolus à se tuer. C'est donc une situation à placer en plutôt vers la fin du combat, ou son milieu mais a priori pas au début où l'on est en principe plus élégant et plus prudent. Cette situation ne doit pas durer longtemps, quelques très courtes secondes au maximum, éventuellement le temps d'une réplique.

Engagement du fer dans l'Art des armes de Guillaume Danet - 1766
 

***

Engager le fer est donc une option intéressante dans un combat de spectacle. Elle permet d'abord de nombreuses options techniques tout en restant très historique. Mais le croisement de fer permet également de poser les caractères de ces personnages ou de montrer l'évolution de ceux-ci. Il permet également de faire passer d'éventuelles répliques et d'accentuer la tension du combat puisque le public sentira bien plus le danger que si les personnages sont hors distance. Je vous invite donc à la tester !


BONUS : une remarque de Florence Leguy

"Pour répondre à la question pourquoi y a-t-il peu ou pas de prise de fer en escrime de spectacle voici dans un premier temps et immédiatement après lecture de cet article ce que je puis dire :

Au théâtre  le problème est l'action rendue visible. Il faut qu'il se passe immédiatement quelque chose. Les temps d'observation, préparations indispensables au combat, le spectateur ne sait pas ou plus le lire, on ne lui montre que des combats faussés, des combats qui entretiennent un  rythme cardiaque soutenu. Le spectateur est exclu du combat, on le maintient dans le rôle de spectateur. C'est comme si lors d'un match de football, nous ne montrions pas les footballeurs courir après la balle, dribler mais seulement marquer des buts, buts, buts ...."

1 commentaire:

  1. C’est un super sujet et très complexe. Belle article.
    Mais je me permets de corriger tout de suite : engager le fer au début d’un combat avec une arme légère est une attitude de salle d’armes. Elle permet de démarrer un exercice sur un départ correcte. Elle permet au débutant de trouver la notion de la distance. Elle permet au maitre d’armes dans la leçon de comprendre et de corriger l’action de son élève.
    Pourquoi on voit si peu d’actions d’engagement dans les chorégraphies ? Le maître Florence Leguy nous donne un début de réponse. Mais à mon avis il y a aussi d’autres raisons.
    D’abord, l’escrime artistique s’est développée à partir de l’escrime moderne et, comme tous le monde le sait, les sportifs n’aiment pas l’engagement, qui pour eux est souvent le synonyme de corps à corps.
    Après, une fois engager, c’est comme un mariage, on a du mal à se quitter. Bref, le premier qui rompe l’engagement est mort, ou au moins risque d’être gravement touché. Car, en rompant le lien créé par les lames, il crée aussi une ouverture dans laquelle son adversaire s’engouffre sans hésitation. L’école « allemande », pour remédier à ce problème, développa le « winden », un travail dans l’engagement des lames.
    Je connais qu’une période historique, où l’engagement était recherché, c’est l’époque des grandes rapières (pas les petites rapières de spectacle). Dans la destreza les lames s’engageaient très vite et le jeu se développe autour de l’engagement. Dans l’escrime dite « italienne » le contact avec le fer adverse était recherché, l’engagement permettait de pousser une botte avec précision, comme sur un rail (ex. Capo Ferro avec 98% de ses actions dans l’engagement).
    Mais dans un enseignement de l’escrime artistique, qui considère l’action d’un coup d’estoc comme trop dangereuse, ces possibilités historiques sont difficiles à exploiter.
    Reste donc que l’escrime française, qui introduit la séparation de la parade et de la riposte, comme seule alternative pour l’escrime artistique française …
    Michael Müller-Hewer

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