lundi 2 décembre 2024

Les excuses : "C'est ce que le public veut"

Bon ben quand il faut y aller...

Bonjour à tous, ici le Baron de Sigognac pour vous desservir.

L'excuse que nous allons aborder aujourd'hui est un peu particulière. Témoin d'une réelle préoccupation, elle semble tout autant invoquée pour justifier l'absence d'une escrime plus historique. Voire en décourager l'usage. Est-ce pertinent ? Maladroit ?  Un peu des deux à la fois ? C'est ce que nous allons voir en nous intéressant à cette épineuse affirmation du "C'est ce que le public veut". 
Le capitaine en avait d'ailleurs parlé dans son article de 2018 : Le public

Il est rare, lorsque nous définissons notre discipline, de ne pas préciser qu'elle se destine à être présentée devant un public. Je me produis régulièrement devant, tout comme vous si vous êtes un escrimeur de scène. De fait, nous sommes normalement vigilants à contenter nos spectateurs, ne pas les décevoir. D'ailleurs, l'interrogation vient assez vite dans notre formation. Celle de répondre à ce qu'ils veulent. 

Une réponse pré faite, mais non dénuée de sens serait "de proposer de bons combats". Difficile a priori de s'y opposer. En revanche, dès que cela devient concret les difficultés commencent. Qu'est ce que nous entendons par "bons" ? Des enchaînements biens construits, techniques ? Certes c'est un atout, mais cela ne garantit pas le spectacle et peut tomber dans la démonstration technique. Une histoire bien ficelée, bien mise en scène ? Primordiale, mais qui risque de tomber à plat si l'escrime proposée ne la soutient pas ; je ne vous apprends rien. La solution serait donc dans une juste adéquation des deux. Cependant, cela laisse toujours un large éventail de possibilités. Certaines ayant notre préférence,  d'autres non. 

Graooouuu ! Bagarrrrrre ! Le miracle des Loups de 1961 

Or, à la fin, le juge de paix demeure le public et c'est donc sa réception, non la notre, qui adoube la pertinence d'une chorégraphie. La recherche de ses attentes demeure donc importante. Et quelles que soient nos idées, il convient d'y répondre au risque d'échouer. Ce que le public veut, le public aura. D'ailleurs nous ne partons pas de rien : plusieurs décennies de prestations, pièces et filmographies en tout genre ont pu aider les escrimeurs que nous sommes de cerner ces dites attentes. Elles peuvent être enseignées et aider les futures générations à reproduire plus rapidement les combats qui auront la faveur de l'audience. Les meilleurs pourront même mieux cerner certains désirs encore flous, les préciser davantage, transmettre à leur tour etc ... 

Et c'est là que la bât blesse. Je ne viens pas de vous résumer la pratique d'un art, le notre, destiné à satisfaire ceux qui la regarderont, mais bel et bien l'une de ses dérives. 

Sous son égide, l'escrimeur de scène ne ferait que répondre à une demande. Celle du public.
Fort bien, mais sommes-nous déjà certains de bien la connaitre ?

"Ce que le public veut" : une affirmation utile au risque de croire les spectateurs mus par les mêmes attentes et désirs


Ce n'est pas la première fois que j'exprime ma méfiance envers notre supposée connaissance de ses attentes. Je ne prétends pas que ce soit impossible, d'autant que nous ne sommes pas ignorants du sujet, mais souvent des lacunes m'apparaissent lorsque nous l'évoquons. 
J'avais effleuré ce point dans France et escrime artistique : un monde d'artistes ? alors que je traitais de la volonté présumée du public de ne vouloir que du beau :

"D'ailleurs, je vous dis beau, mais est ce que le public veut justement du beau ?  Un public, au sens d'un groupe de personnes qui par hasard ou volonté consciente se sont réunis devant une prestation, peut vouloir beaucoup de choses. Être émerveillé, ok avec la beauté, diverti, on peut l'envisager, même si ce n'est pas gagné, instruit, là on commence à vraiment s'en écarter."

Je suggérais qu'au fond il existait autant de volontés que de spectateurs et que déclarer l'inverse s'avérait un peu précipité. Cela mériterait d'être approfondi. Peut-être le ferais-je plus tard.
Pour l'instant, gardons à l'esprit que non ce n'est pas aussi monolithique que nous pourrions le lire et ce n'est pas un scoop. 

Comprenons-nous bien, il est normal d'avoir ce type d'abus de langage entre nous. Le but est de résumer en une phrase un peu choc comme "Le public veut du beau" un sujet ô combien plus complexe. Et en soi le procédé le fait très bien. Charge aux destinataires normalement d'en saisir le sous texte et d'avoir la prudence nécessaire. Malheureusement, sans mise en garde de notre part, les moins expérimentés, moins vigilants, n'y apporteront pas forcément de nuances. Ils risquent même de le prendre pour argent comptant. Pire, par manque de recul, ils en seront parfois les défenseurs les plus zélés arguant qu'il s'agit d'une vérité. Ce que j'ai mainte fois eu l'occasion d'observer. Dans ce contexte, "ce que le public veut" ne constitue plus une synthèse d'attentes diverses sur lesquelles nous essayons de trouver du sens pour faciliter notre démarche artistique, mais un quasi-dogme. 

En d'autres termes, c'est comme si vous disiez "l'escrime de scène c'est comme ça" et si vous ne faites pas ça, hé bien ce n'est pas de la bonne escrime. Ce n'est pas un bon combat. Tant pis si cette analyse se fonde sur des attentes datant, par exemple, de l'après guerre. 

Après tout,  rien n'évolue n'est-ce-pas. Surtout dans notre discipline. Le cahier des charges existe, inutile de réfléchir au pourquoi du comment. Encore moins d'où cela vient. Appliquons-le et répondons ainsi à la demande du public. Ou si vous préférez, répondons à la demande du public : appliquons-le. 

Manque de bol,  pour ceux qui comme moi se piquent d'user d'une escrime plus historique : cette possibilité est très souvent absente de ses pages.


 Surement conforme aux attentes de 1982, mais qu'en serait-il aujourd'hui ? Ivanhoé 1982

La difficile intégration des apports scéniques de l'escrime historique dans cette logique.

Le paradoxe est là. Le savoir autour de l'escrime ancienne ne s'est démocratisé et étoffé que depuis peu. Or nos pairs plus âgés n'ont pas attendu cette évolution pour "cerner ou apprendre les attentes du public". Nous ne les imaginons pas  devant une prestation qui impliquerait un combat med de la refuser.  Encore moins, parce que les AMHE, pour ne citer qu'eux, "n'existaient pas" pour leur donner des idées. Bref, ils ont fait des choix, cohérents avec leur époque, qui ont façonné nos imaginaires. Les épées med bien lourdes, les combats de chevaliers se tapant dessus comme des paysans, l'escrime commençant qu'au XVIe siècle…  peuvent aujourd'hui prêter à sourire, mais ce n'est pas de leur faute. Il fallait définir quelque chose dans l'état de leurs moyens et connaissances. Et je ne m'avance pas trop en disant que le public a dû apprécier ces choix parce qu'ils nous ont été transmis. 

L'ennui : que faire de ce nouveau savoir que l'étude des traités nous a apporté ?

En gros, il y avait deux voies. La première consistait à assimiler ce savoir, l'intégrer dans notre discipline, aménager ce qui devait l'être et voir ce que cela ouvrait comme nouvelles perspectives. Ne serait-ce peut-être que pour satisfaire davantage notre public : répondre à des attentes qu'il ne soupçonnait pas ou avait du mal à formuler par manque d'exemple. Après tout, il est difficile d'aimer un aliment sans y gouter. La seconde quant à elle était de la refuser dans une démarche conservatrice. La discipline en l'état répondait déjà aux attentes du public. Ce nouveau savoir était donc au mieux intéressant, mais inutile. Au pire, dangereux.

Je vous laisse déterminer la voie qui a dominé et domine encore aujourd'hui. 
 
Par conséquent, invoquer la volonté du public, dans notre contexte actuel, à tendance à exclure l'usage d'une escrime plus historique de notre discipline. Tant bien même elle aurait fait ses preuves quant à son potentiel scénique. Ce qui empêche pour beaucoup une remise en question de leur pratique. Et je ne dis pas que c'est de la mauvaise foi, bon un peu quand même. Disons juste qu'il devient difficile d'ignorer que l'escrime historique, notamment autour du Moyen-âge, s'est considérablement développée et surtout éloignée de la plupart de ces anciens clichés. 

Donc si vous continuez à faire comme si de rien n'était, c'est un peu parce que vous le voulez. Et c'est très bien de vouloir. Parce qu'en soi, la vision de notre rôle d'escrimeur comme un simple outil répondant aux demandes supposées d'un public ce n'est pas très scénique ni même artistique.

Je peux même vous affirmer que si l'objet de notre discipline n'était que ça, je ne me serais pas démené pour en faire mon métier, encore moins l'enseigner. 

Petit indice. Brienne contre Jaime, Games of Thrones saison 3 épisode 2.

Proposer aux publics plutôt que de répondre à ses attentes, une piste à explorer pour dépasser l'opposition. 


En vrai, nous parlons de répondre aux attentes du public. Et si le premier des publics c'était nous ? Pas vos camarades de séances, votre troupe, mais nous, pour nous-même et nos partenaires.  

Avec cette perspective, pourtant peu révolutionnaire, le paradigme change. J'aime ce que je crée et parce que j'aime ce que je crée, j'ai des chances que d'autres aiment aussi. Je ne réponds pas à une demande, mais propose une offre artistique qui me correspond et trouve son audience. Des fois cela ne sera pas possible pour plein de bonnes raisons. Il se peut même que vous soyez obligés d'incarner un simple exécutant la plupart du temps. Toutefois avec cet état d'esprit, vous avancerez plus souvent dans une démarche artistique. Votre démarche. Elle ne trouvera pas tous les publics sans doutes, mais son public. 
C'est tout ce que je vous souhaite. Que vous usiez d'une escrime plus historique ou non. 

Bon c'est vraiment cool d'utiliser des techniques plus historiques hein... Faites le ! Nan mais, laissez-moi vendre ma paroisse un peu que diantre. Ce n'est pas comme si j'allais me pointer dans votre salle pour faire la loi. Ou alors je ne suis pas au courant. Ma fédé non plus. 


Pour l'exemple. Adorea 2vs1 Longswords fight

Bref, faites ce que vous voulez, mais pensez-y à l'occasion. Nos articles sont là si besoin. 

Malgré tout, "Ce que le public veut" demeure une notion importante, et réfléchir à la réception des spectateurs ne fait jamais de mal. En revanche j'espère que vous arriverez petit à petit à la remplacer par une autre : "Ce que je peux et veux lui proposer". 

Dans tous les cas, cela devrait éviter de vous servir de la "volonté" de votre audience comme d'une excuse un poil datée. 

C'était le Baron de Sigognac pour vous desservir 

À la prochaine.

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