Faisons place maintenant à un autre poncif très utilisé comme excuse : celui d'opposer escrime "artistique" à escrime "historique". Tout comme l'escrime historique qui ne serait pas assez spectaculaire, on a encore ici l'idée que celle-ci ne serait pas compatible avec des ambitions artistique. Est-ce vrai ? Ou est-ce encore une autre excuse facile pour éviter de se remettre en question ? Penchons-nous donc sur cette question, mais aussi, demandons-nous si vraiment, toutes celles et ceux qui invoquent cette excuse ont vraiment des prétentions artistiques.
Germaine Richier (1904-1959), L’Escrimeuse avec masque et L’Escrimeuse, 1943, deux épreuves en bronze à patine brun-vert |
L'escrime historique, incompatible avec l'Art, vraiment ?
Tout d'abord qu'entendons nous par escrime historique ? Il n'y en a pas une mais plusieurs en fait. Il s'agit de plusieurs ensembles de techniques destinées à manier une ou plusieurs armes. On a plusieurs traditions, plusieurs époques, plusieurs armes mais, concrètement, on a des gestes mécaniques mais aussi des tactiques, des approches de l'opposition armée. On a donc une immense diversité de gestes et il serait tout de même difficile de ne pas trouver parmi ceux-ci des techniques que l'on pourra utiliser dans un but artistique, c'est à dire dans le but de recherche d'émotion (émotion qui peut être esthétique ou non).
On peut vouloir restreindre la définition d'escrime historique au fait de piocher dans le même ensemble de techniques, dans la même tradition, avec ses approches tactiques spécifiques. Cela restreint évidemment la liberté artistique qui voudrait que l'on pioche partout. Mais on objectera aussi de l'autre côté qu'une tradition martiale est un ensemble cohérent. Et sortir de cet ensemble obligerait à des circonvolutions pour assembler entre elles des techniques qui n'ont rien à voir ou sont conçues pour d'autres armes. C'est possible mais cela demande de la réflexion et du travail, donc rester dans la cohérence d'une tradition est un gage d'unité pour une chorégraphie. Et même au sein de cette tradition, le corpus technique reste en général suffisamment important pour avoir un bon choix d'outils visant à provoquer une émotion ou une interrogation philosophique.
Ajoutons que chaque tradition est liée à un contexte socio-culturel. Nous ne connaissons pas toujours tous les contextes socio-culturels ni exactement l'escrime qui y était liée même si l'on peut le plus souvent faire des suppositions raisonnables. Une vision artistique peut vouloir volontairement sortir de ces contextes pour raconter autre chose ou présenter un contexte qui n'a jamais existé. On atteint ici les limites d'une pleine historicité mais cela empêche-t-il pour autant d'utiliser une tradition martiale ancienne ? Comme on l'a dit plus haut, elle a le mérite d'être cohérente et l'on peut ainsi choisir celle qui s'approche le plus de ce que l'on souhaiterait.
Premier constat : il n'y a pas, a priori, d'opposition entre escrime historique et escrime artistique. Rien ne s'oppose à utiliser l'escrime historique à des fins artistiques. Je pourrais également rajouter que la contrainte nourrit en général la créativité et que se cantonner à une tradition peut vous donner des idées. Je vous rappelle également que nous avons traité des qualités des gestes historiques dans cet article.
Image du traité Prattica e theorica del bene adoperare tutte le sorti di arme de Giovan Antonio Lovino (1580) |
Ajouter des coups "artistiques" ?
Néanmoins les gestes historiques interdisent certaines choses : les voltes complètes contre un seul adversaire, la majorité des esquives, les immenses coups armés etc. D'autres fantaisies comme ce que nous avions surnommé la "double bigoudène" au sein du numéro À fond de culotte aux Championnats de France d'Escrime Artistique 2020 ne sont clairement pas historiques. Pour certains effets de scène, souvent comiques, on peut avoir besoin de prendre un temps de pause irréaliste, non martial, pour bien marquer une situation. Souvent pour du comique on va parfois oublier encore la martialité ou même la crédibilité. C'est là le propre d'une proposition artistique.
Notons d'ailleurs que, pour une proposition artistique qu'on veut libérée de tout contexte, rien n'interdit d'utiliser un corpus de techniques non historiques comme celles développées pour la rapière triangulaire et une bonne partie des films de cape et d'épée. C'est compatible si on se moque du contexte. Néanmoins rien n'interdit non plus de faire ce que nous proposons presque depuis le début de ce blog : partir d'une base d'escrime historique et y ajouter, de façon cohérente, quelques mouvements irréalistes. Comme je le répète régulièrement, c'est même conseillé si vous avez une arme qui a du poids, sinon vous risquez d'être limité par des techniques inadaptées qui vous ralentiront.
Donc oui, on voit ici que, dans le cadre d'une proposition purement artistique, le choix de techniques non historiques peut être pertinent et le choix de techniques historiques ou non est en fait neutre (sauf si vous utilisez une arme "lourde" et que vous voulez éviter les tendinites).
À fond de culotte, présenté aux CFEA 2020 (et oui j'adore toujours même si ça n'a rien d'historique)
Au fait, à quel point votre escrime est-elle "artistique" ?
Une autre remarque pour les gens qui invoqueraient, de bonne foi ou non, cette excuse : êtes-vous vraiment certains d'en proposer une, d'escrime artistique ?
Dans le terme "art" le Larousse donne la définition suivante (du moins sur le sens qui nous intéresse) : "Création d'objets ou de mises en scène spécifiques destinées à produire chez l'homme un état particulier de sensibilité, plus ou moins lié au plaisir esthétique". Wikipedia nous indique quant à lui que cette activité "s'adresse délibérément aux sens, aux émotions, aux intuitions et à l'intellect." Je n'entrerai pas plus avant dans les subtilités de la philosophie des Arts mais vous voyez l'idée générale. L'Art c'est pensé, construit même la spontanéité est délibérée. On recherche à provoquer une émotion, une interrogation.
Je pose donc la question : "À quel point l'escrime de votre scénette de Mousquetaires qui font de grands coups de taille, des esquives et des voltes est-elle pensée pour provoquer des émotions ou des interrogations ?" À quel point avez-vous réfléchi au choix de tel ou tel type d'escrime ? Au choix d'intégrer des esquives et des voltes ? D'utiliser des lames triangulaires plutôt que plates ? Vous reproduisez quelquechose que vous avez appris, qui a été créé ainsi avec une raison, vous êtes-vous demandé ce que ça raconte ?
Combien de personnes se posent réellement la question, construisent un escrime cohérente par rapport à ce qu'ils veulent proposer ? C'est évidemment le cas de certains : on pourrait citer toute la recherche de quelqu'un comme Magalie Ressiot sur les mouvements du corps, le corps dans l'espace, le rapport avec la danse etc. Ou encore le travail sur le rythme de Julien Pennanech, les micro-pauses et suspensions de mouvement de Michel Palvadeau... Oui, on a là affaire à de véritables recherches artistiques sur l'escrime. De fait, lorsque vous vous choisissez l'escrime "mousquetaire", vous prenez le risque de pratiquer une escrime dont vous ne maîtrisez pas les tenants et aboutissants de ce qu'elle offre scéniquement. Vous copiez à l'aveugle. Et le risque de copier sans maitriser l'offre artistique associée, c'est d'abord de taper à côté, voire de vous priver d'une réelle construction artistique, personnelle, qui pourrait avoir besoin d'autres styles d'escrime. Ainsi si vous voulez présenter de la rage et de la hargne, l'escrime médiévale ou le sabre d'abordage vous offriront de meilleures propositions que la rapière légère.
Une ancienne vidéo du travail de Magalie Ressiot (il y a 7 ans, rien de plus récent de disponible)
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En conséquence voilà encore une excuse facile qui sert à éviter à tout prix de sortir de sa zone de confort et à se complaire dans l'escrime irréaliste qui est enseignée le plus souvent. Cessez de vous cacher car l'éventail de nouvelles techniques qui s'offre à vous ne pourra que nourrir vos propositions artistiques, aussi fantaisistes soient-elles !
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