jeudi 17 décembre 2020

Sabres et sabreurs en France (XVIIIe-XIXe S.)

Si vous me suivez depuis quelque temps vous avez peut-être remarqué que si je parle souvent de sabres (notamment dans un contexte maritime) je n'évoque jamais de techniques ou d'"école" spécifiquement françaises. La raison en est très simple : on ne connait pas vraiment de traité français parlant de sabre avant le XIXe siècle. Néanmoins, très récemment, Julien Garry, déjà de nombreuses fois cité dans ce blog, a donné une conférence en ligne sur le maniement du sabre à l'époque du 1er Empire qui nous a éclairé sur quelques points de cette tradition du maniement de l'espadon/sabre à la française dont on savait qu'elle existait mais dont on ne connaissait pas vraiment les spécificités. Vous trouverez cette vidéo et son lien en fin d'article.

C'est donc l'occasion de faire un article pour combler ce manque et d'étudier quelques spécificités du maniement du sabre à la française. J'étendrai cet article sur toute la longueur du XVIIIe siècle et la première moitié du XIXe car cela semble a priori assez pertinent au regard de l'escrime même si me concentrerai sur la période charnière entre les deux siècles. On commencera par étudier d'un peu près les sabres en usage durant ces époques avant d'entrer dans le cœur du sujet : leur maniement.

Duel au sabre dans le film Les duellistes de Ridley Scott (1987)

Différents sabres pour différents usages

Les sabres de l'infanterie

Rappelons que l'infanterie de l'époque utilise presque exclusivement une seule arme : le fusil à baïonnette et ce de l'ordonnance de 1703 jusqu'à la Première Guerre Mondiale. Évidemment, les méthodes de combat évoluent avec l'augmentation de la létalité du feu et l'importance des armes blanches diminuent au fur et à mesure qu'on avance dans le temps : formations denses durant tout le XVIIIe siècle puis en tirailleurs après les guerres napoléoniennes. Néanmoins deux types de sabre ne cessent d'équiper les fantassins : les sabres courts ainsi que les sabres d'officiers un peu plus longs.

Les sabres courts sont les descendants de ceux qui équipaient tous les piquiers, mousquetaires et arquebusiers avant la généralisation de la baïonnette (voir mon article qui en parle). Ils n'équipent ensuite que les troupes d'élite (nommés "grenadiers" le plus souvent) et les sous-officiers (mais aussi les cantinières) jusqu'au milieu du XIXe siècle. Ils sont les descendants des coutelas, braquemarts et autres fauchons qui trouvent leurs origines au moins au Moyen-Âge. On trouve diverses formes jusqu'au sabre de grenadier modèle 1767 qui fixe la forme du "sabre-briquet". D'autres modèles ont suivis, légèrement différents, jusqu'à l'adoption en 1831 du glaive d'infanterie venu les remplacer. Ces sabres sont toujours courts (75 cm pour les modèles du début du XVIIIe siècle et moins de 60cm à partir de 1767). Notons que si ce sont en principe des armes servant à la guerre elles ont probablement bien plus servi de machette-outil à tout faire lors du bivouac que d'instrument de mort sur le champ de bataille.
 
Sabre de grenadier (1680-1730) vendu chez Bertrand Lavaux
 
Sabre-briquet de Grenadier modèle 1767 sur Wikimedia Commons (photo : Jean Roch)

Sabre-briquet modèle an XI (1802-1803) sur Wikimedia Commens (photo : Jean Roch)

Il reste à parler des sabres des officiers d'infanterie. Précisons tout d'abord qu'en France, jusqu'à au moins la fin de l'Empire les officiers portent l'épée et non le sabre. Néanmoins on a vu dans un article récent qu'ils y utilisaient des lames plates et qu'une arme, le demi-espadon, était une arme hybride entre l'épée et le sabre à destination des officiers formés à l'épée. Ce n'est qu'à partir de 1821 qu'est apparu un modèle réglementaire de sabre pour les officiers d'infanterie avec une lame légèrement courbe, avec une longueur 80 cm environ (pour 1m de longueur totale environ) et un poids autour d'1 kg. C'est donc une arme plutôt maniable destinée à la taille mais aussi à l'estoc. La garde est plus protectrice ce celle de l'infanterie avec une coquille à branches en laiton. En 1845 il est progressivement remplacé par un modèle à lame droite modifié en 1855, le modèle 1882 quant à lui n'était même pas tranchant et destiné uniquement à l'estoc. Cependant il fut jugé trop fragile par les officiers qui lui préféraient modèle 1845/1855 et c'est avec ce sabre qu'ils chargèrent dans les tranchées de la 1ère Guerre Mondiale. Notons qu'il est d'ailleurs toujours en vigueur dans l'infanterie de la Garde Républicaine française.

Sabre d'officier d'infanterie modèle 1821sur Wikimedia Commons (photo : Jean Roch)


 
 
Sabre modèle 1845 d'adjudant d'infanterie sur Wikimedia Commons (photo : Jean Roch)

 
Sabre d'officier d'infanterie modèle 1882 vendu chez Bertrand Malvaux

Les sabres de la marine

Les sabres d'abordage des marins descendent de la même famille d'armes que les sabres-briquets mais ils s'étaient déjà, au cours du temps, différenciés de ceux des fantassins. Depuis la fin du XVIIe siècle les marins de la Royale utilisaient un sabre spécifique le sabre de bord dit "Louvois". Cependant là où les lames du XVIIe siècle comportaient un contre-tranchant, celles du XVIIIe siècle n'en avaient plus. Vers la fin du même siècle les marins adoptent un sabre proche du sabre-briquet avant de passer vers 1800 au célèbre sabre "cuillère à pot" (plusieurs modèles de l'an IX au modèle 1833). Les longueurs de tous ces sabres oscillent en général entre 65 et 75 cm soit sensiblement plus que les sabres des fantassins. Ces armes étaient en général distribués aux marins avant un abordage et étaient produites en masse dans des manufactures. Contrairement aux fantassins, il s'agissait là de l'une des deux armes principales des marins avec le pistolet. Elle est resté en dotation durant tout le XIXe siècle même si on ne voyait pratiquement plus d'abordage en dehors des affrontements avec les pirates barbaresques en Méditerranée (qu'on évitait de couler au canon car ils avaient souvent des prisonniers à bord).

Sabre de bord dit Louvois vers 1750 (pour des raisons de cohérence esthétique j'ai inversé le sens de la photo en miroir)
©Musée national de la Marine

Sabre de sergent maître-canonnier modèle 1792
© musée national de la Marine/S. Dondain



Sabre de bord modèle 1811
©musée national de la Marine

Les sabres de la cavalerie

Au début du XVIIIe siècle les cavaliers d'Europe occidentale étaient armés de fortes épées comme durant les deux siècles précédents. Il s'agit de la descendante des épées de chevaliers du Moyen-Âge, une épée à la lame assez large, en général à double tranchants mais pourvue d'une garde protectrice plus ou moins enveloppante protégeant la main. En effet, les cavaliers doivent avoir les mains libres pour pouvoir tirer au pistolet. Les armes des cavaliers étaient sensiblement plus longues pour pouvoir frapper les fantassins et profiter d'une meilleure inertie avec des longueurs entre 1m et 1m10. Notons que le XVIIIe siècle n'a pas vraiment été un siècle glorieux pour la cavalerie utilisée surtout pour la poursuite des armées en déroute.

Forte-épée de la 1ère compagnie de Mousquetaires du Roi (XVIIIe siècle)
Photo (C) Paris - Musée de l'Armée, Dist. RMN-Grand Palais / Pascal Segrette

Sous la Révolution et le Premier Empire et jusqu'en 1822 les cavaliers lourds (cuirassiers et carabiniers) ainsi que la cavalerie de ligne (dragons et lanciers) adoptèrent un sabre droit, la "latte" destiné à frapper avant tout d'estoc (en profitant de la puissance de la charge) mais avec une capacité de coupe non négligeable. Ces armes étaient particulièrement longues (entre 1m10 et 1m15). Sous la Restauration elles ont peu à peu été remplacées par le sabre de cavalerie lourde et de ligne modèle 1822 qui est d'ailleurs le modèle qui équipe encore la Garde Républicaine à cheval (même si entre temps le modèle 1854 avait été adopté) ! Il s'agit d'une lame légèrement courbe adaptée autant à l'estoc qu'à la taille et d'une taille encore conséquente (97 cm pour la lame ce qui donne une arme entre 115 et 120 cm de longueur) avec toujours une coquille très protectrice.

Sabre de dragon ("latte") vers 1796 dans les collections du Musée de l'Armée


Sabre de cavalerie lourde et de ligne modèle 1822 (les décorations indiquent clairement un modèle d'officier)
sur Wikimedia Commons (photo : Jean Roch)

Parallèlement vers le milieu du XVIIIe siècle on vit apparaître un nouveau type de cavalier léger originaire de Hongrie (mais en fait aussi de Pologne) : le Hussard. Ces troupes adoptèrent une tenue caractéristique d'inspiration est-européenne avec les dolmans, mais aussi et surtout des sabres caractéristiques très courbés facilitant la coupe. On y ajouta cependant une protection pour la main qui était absente sur les sabres originaux. Ces lames courbées furent bientôt adoptées par toute les cavaleries légères de toute l'Europe. N'oublions pas que le passage des armées de la Révolution et de l'Empire dans toute l'Europe facilita les brassages culturels, notamment l'influence des sabres courbes du monde musulman (cimeterres et autres shashmirs). On trouve ainsi des sabres plus ou moins courbes dont certains rendaient l'estoc pratiquement impossible.

Sabre de hussard français modèle 1752 (longueur de la lame 80 cm, longueur totale : 94 cm)
Dans les collections du Musée de l'Armée

Sabre "à la mameluk" d'officier de la garde impériale
Dans les collections du Musée de l'Armée

Après l'Empire ont revint à des modèles plus classiques, moins courbés avec le sabre de cavalerie légère modèle 1822 et ses successeurs voire à un sabre droit en 1882 (avec peu de succès). Si les lames des sabres du hussard du XVIIIe siècle étaient assez courtes (70-75 cm pour une longueur de 90-95 cm au total), elles s'allongent peu à peu jusqu'à dépasser les 90 cm (ajouter une vingtaine de cm pour la longueur totale).

Sabre modèle 1822 de cavalerie légère
Dans les collections du Musée de l'Armée
 

Un maniement pourtant peu différencié

Une tradition fantôme au XVIIIe siècle : le maniement du sabre à la française

Nous avons de nombreuses mentions d'une tradition du maniement du sabre au XVIIIe siècle en France. Ainsi on sait que des officiers de cavalerie (pas tous) faisaient entraîner leurs hommes au maniement de cette arme, d'ailleurs les régiments comptaient plusieurs maîtres d'armes en leur sein ce qui était systématique au XIXe siècle. L'objectif était de former les hommes à l'escrime mais aussi (surtout vers la fin de la périodes) de développer leur condition physique et leurs capacités psycho-motrices (on couplait ainsi fréquemment l'escrime à la boxe française, au bâton et à la gymnastique). On a mention également d'une tradition d'affrontements pour le jeu à l'espadon. Ainsi, le jeune Louis Justin Lafaugère, né en 1782 d'un notable de province (son père était procureur du sénéchal puis juge de paix à Agen) commença-t-il d'abord à manier l'espadon qui "était en vogue à cette époque" avant de reconnaître "le peu de [cette arme] offrait à l'adresse et à l'agilité" et de commencer l'escrime de pointe à l'âge de 18 ans (les citations sont tirées de son Traité de l'art de l'escrime de 1820). On retrouve d'ailleurs bien plus souvent les termes "espadon" ou "contre-pointe" (en opposition à l'escrime "de la pointe seule") que celui de "sabre" au XVIIIe siècle et même encore dans le premier tiers quart du XIXe siècle.
 
Le Traité des armes de Pierre Jacques Girard (1736) évoque l'escrime au sabre pour mieux la contrer
On notera la moustache de l'espadonneur alors qu’aristocrates et bourgeois étaient rasés de près à l'époque.

Cependant cet art français de l'espadon ou de la contre-pointe est quasiment absent des traités d'escrime qui sont pourtant très nombreux en France durant tout le XVIIIe siècle et ce n'est qu'à partir du deuxième tiers du XIXe siècle que l'on trouve des traités d'escrime spécifiquement dédiés au sabre publiés en France. Ils sont d'ailleurs tous liés au contexte militaire quand il ne s'agit pas même du manuel officiel publié par le Ministère des Armées. On trouve tout juste quelques mentions du sabre dans deux traités du XVIIIe siècle : celui de Pierre Jacques Girard (éditions de 1735 et 1740) et celui de Domenico Angelo (publié en édition luxueuse pour la couronne britannique en 1763, dans l'Encyclopédie en 1765 et réédité à de nombreuses reprises jusque 1817). Tous deux comportent quelques paragraphes sur comment affronter un espadonneur lorsqu'on est armé d'une épée de cour. Néanmoins le point de vue reste celui de l'épéiste qui est finalement le "public-cible" pour ces traités d'escrime. En effet, l'escrime à l'épée (de cour), de "la pointe seule" est l'apanage de la noblesse et de la bourgeoisie, elle est considérée comme un art raffiné et courtois qui discipline le corps autant que l'esprit. Même si la vision du sabre a un peu évoluée après les épisodes de la Révolution et de l'Empire l'épée (et le fleuret, son arme d'entraînement et d'affrontement proto-sportif) resta l'arme de l'escrime par excellence. Le sabre est quant à lui une arme de soldats de basse extraction ou d'étrangers, ce qu'on peut d'ailleurs voir dans les traités de P.J. Girard et de D. Angelo.
 
Planche peinte de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert reprenant le traité de D. Angelo - 1765
La fig. 47 présente l'opposition contre un sabreur au costume d'Europe de l'Est ou de Prusse. L'arme de la fig. 53 est l'arme d'entraînement de l'époque pour le sabre.

C'est cependant oublier la parution, à soixante ans d'intervalle, hors de France, de deux traités écrits par des Maîtres d'Armes français et traitant du sabre. Le premier, en espagnol, est le traité de Juan Nicolas Périnat, Arte de esgrimir florete y sable, paru en 1758. Il s'agit d'un traité destiné aux officiers de la Marine espagnole, il trait majoritairement de l'escrime à l'épée mais comprend une partie non négligeable sur l'escrime au sabre. Le second est celui d'Alexandre Valville, Traité sur la contre-pointe, paru en édition bilingue français-russe et publié en 1817 à Saint-Pétersbourg. Valville, français en exil, était devenu Maître d'Armes de la garde impériale russe et son traité est destiné aux officiers de l'Empire de Russie. Même aux deux extrémités de l'Europe et à soixante ans d'écart leur escrime présente des similarités qu'il est difficile d'ignorer. Nous pouvons donc raisonnablement supposer que nous avons là présentée la tradition française de l'escrime au sabre qui nous trouvions en filigrane d'autant qu'on y trouve une cohérence avec ce qui est présenté chez P.J. Girard et D. Angelo. Dans sa présentation du traité de J.N. Périnat Julien Garry se livre d'ailleurs à une comparaison des similarités dans les coups. Par la suite, les traités de sabre parus en France reprennent souvent ce type d'escrime mais emprunte également beaucoup aux traditions est-européennes avec le brassage produit par les conquêtes napoléoniennes. N'oublions pas qu'en 1812, près du tiers de la Grande Armée de la campagne de Russie était constituées de troupes étrangères (donc beaucoup de Polonais, d'Allemands et de diverse unités de l'Empire Austro-hongrois). 
Coups similaires dans les traités de J. N. Perinat et d'A. Valville par Julien Garry
(dans la préface de la traduction du traité de J. N. Périnat par Marc Olivier Blattin)

L'utilisation de l'estoc, une particularité française ? 

Maintenant que nous avons pu identifier l'existence dune tradition française de sabre il reste à déterminer son originalité. Mais tout d'abord commençons par quelques remarques qui peuvent nous sembler banales car courantes pour l'époque mais il est important de les poser. Premièrement la plupart des descriptions commencent les lames engagées. Si cela peut être une convention de salle d'armes il ne faut pas nier que, dans une escrime où l'on veut d'abord survivre, on aime avoir le fer de l'adversaire pour mieux le sentir et être protégé. Ensuite il s'agit d'une escrime qui se fait en ligne. On avance sur les attaques sans chercher à frapper sur le côté comme cela peut se voir dans les époques précédentes et on recule sur les parades. Pour ce qui est des coups, certains ressemblent à des coups de sabre moderne connus comme les manchettes et les banderoles, mais les autres coups sont bien plus armés et l'arme est beaucoup plus lourde. On doit ainsi utiliser le poids de l'arme ou le force de coup adverse pour la faire revenir plus vite avec notamment l'utilisation des moulinets. On utilise pour les coups d'estocs des techniques proches de l'épée de cour lorsque l'on passe de pronation en supination pour tromper la parade adverse ou redoubler son coup.
 
Or ce qui semble bien distinguer l'escrime française au sabre est un goût pour les coups d'estoc avec un équilibre entre ceux-ci et les coups de taille. Là où les Européens de l'Est (Polonais, Hongrois, Russes...) et les Britanniques (tradition issue de la broadsword écossaise) privilégient les coups de taille les Français n'hésitent pas à employer des coups d'estoc. Ainsi le manuel militaire de 1828 Escrime du sabre présente, dans les exercices collectifs d'entraînement pour les soldats, les coups "de pointe" avant les coups "de sabre" (sic). Dans son manuel de 1847 Édouard Bouët-Willaumez explique bien leur intérêt en fonction du type d'adversaire; rappelons-nous qu'il a principalement affronté des pirates barbaresques armés de sabres orientaux très courbés
"Les coups d'attaque de pointe sont généralement simples, et consistent en dégagements, soit  en dedans, soit en dehors, puis en coups droits, enfin, tous coups n'écartant que peu le fer de la ligne ; c'est la méthode que l'on doit employer contre un adversaire familisarisé avec les armes, parce qu'alors on se découvre peu ou point.
Les coups d'attaque de taille se composent, au contraire, de feintes multipliées avec rapidité pour dérouter l’œil, puis l'arme de l'adversaire. C'est la méthode que l'on doit employer de préférence avec les gens peu habitués au maniement du sabre, parce que ces voltiges de fer les intimident et leur font prêter le flanc ou la tête à un coup final sans qu'ils songent à profiter du jour qu'on leur donne soi-même en exécutant ces feintes. [...]"
L’abordage et le maniement du sabre par le comte Édouard Bouët-Willaumez,capitaine de vaisseau - 1847
On remarque par les termes employés ("dégagements", "dedans", "dehors") que cette escrime a une proximité certaine avec cette à l'épée. Il en va de même dans sa conception puisqu'Alexandre Valville parle de la notion de temps dans son traité, l'objectif tant de prendre un temps d'avance sur l'adversaire. On remarquera que, comme je l'ai maintes fois dit dans ce blog, le coup d'estoc n'est pas naturel et surtout il demande une bien meilleure appréciation des distances (de la "mesure") que le coups de taille. Si le coup de taille est trop près il fera peut-être moins mal mais restera dangereux (on parle ici d'une lame d'acier tranchante sur une arme de 1kg à 1,5kg qui frappe éventuellement la tête) alors que le coup d'estoc sera juste impossible. Il faut ainsi corréler cette idée avec la présence de maîtres d'armes dans tous les régiments et donc un entraînement conséquent à l'escrime. Comme les maîtres d'armes étaient aussi formés à l'escrime de pointe (et même peut-être avant tout) il était aussi assez logique qu'ils développent une escrime proche.
 
Contre-attaque en estoc sur un coup de taille à la tête dans le traité d'Alexandre Valville (1817)

En conséquence la plupart des gardes de sabre françaises proposent une pointe menaçant directement l'adversaire. La garde la plus répandue, la meilleure selon Alexandre Valville est une garde de tierce très similaire à celle de l'épée. Le bras est en général assez bas, à demi étendu, la main en pronation, la pointe est dirigée vers l'adversaire et le tranchant à l'extérieur pour protéger le flanc droit. Le Manuel d'escrime à la contre-pointe composé pour les officiers de toutes armes de Joseph Tinguely (1856) propose également une autre garde très dite "de quarte", la main en supination et le coude légèrement en dehors. Édouard Bouët-Willaumez en propose une autre avec le bras à hauteur d'épaule et la pointe plus basse menaçant le milieu du corps de l'adversaire dans ce que nous appellerions une "seconde haute", il explique cependant qu'elle est "rarement prise". Cette garde est également présentée par Juan Nicolas Perinat qui y parle bien de main "en seconde" et la présente avant la garde "de tierce", Alexandre Valville en parle lui comme la "garde haute de l'espadon" mais ne la décrit pas (seule l'illustration nous la montre). On voit donc que c'est bien la proximité avec l'escrime à l'épée ainsi que l'utilisation de l'estoc autant que de la taille, avec des gardes en conséquence, qui donnent leur originalité au sabre français.

La garde "de seconde", première garde présentée par Juan Nicolas Perinat (édition de 1758)

La garde "de tierce", seconde garde présentée par Juan Nicolas Perinat (édition de 1758)

Focus sur le Traité de la contre-pointe par Alexandre Valville (1817)

Je propose ici de nous attarder un peu plus longuement sur le traité d'Alexandre Valville. D'abord parce qu'il est en plein milieu de la période que nous nous proposons d'étudier, qu'il est assez complet et qu'il s'agit d'un traité exclusivement de sabre ce qui fait qu'on ne peut pas supposer que certaines notions, vues dans la partie "escrime de pointe" ne sont pas répétées par l'auteur. Alexandre Valville est arrivé en Russie à la fin du XVIIIe siècle déjà âgé de la trentaine, était-il un de ces émigrés fuyant la Révolution ? On peut le supposer mais je n'ai pas trouvé de sources l'affirmant. Il a commencé sa carrière comme chorégraphe de combats pour le théâtre Alexandryiski avant de devenir en 1812, au plus fort de la tension franco-russe,  Maître d'armes au Lyceum impérial de Tsarskoe Selo où il enseigna l'escrime au poète Alexandre Pouchkine. 
 
Son traité, qu'il mit 22 ans à rédiger, fut choisi pour former les officiers de la Garde impériale et il devint en 1818 Maître d'armes général de la Garde et fit choisi pour réformer l'armée russe. Il se retira finalement en France en1840. Son Traité sur la contre-pointe est paru en 1817 en édition bilingue français-russe (à l'époque le français était une langue internationale très parlée à la cour de Russie comme dans toutes les cours européennes) fait une quarantaine de pages plus les illustrations mais, comme il est bilingue, on ne compte en fait qu'une vingtaine de pages sur l'escrime. C'est d'abord un traité d'escrime destiné aux officiers russes et en premier à ceux de la Garde impériale. On est donc là encore dans une escrime "savante" qui veut cependant garder un côté pratique même si elle sert d'abord à s'affronter à la salle d'armes et, probablement aussi même si ce n'est jamais dit, en duel d'honneur. Il s'agit ainsi d'un traité d'escrime à pied qui ne parle pas d'escrime montée.

Parade de prime sur un coup visant le ventre dans le traité d'A. Valville (1817)
 
Alexandre Valville est conforme à tout ce que nous avons dit plus haut sur l'escrime du sabre "à la française". Cependant son traité, si il est court, est entièrement consacré au sabre et il est donc beaucoup plus complet qu'un simple chapitre sur le sabre dans un lire consacré à l'escrime à l'épée. On y trouve donc quelques particularités dont nous allons parler ici. Ainsi il déroge parfois à l'escrime en ligne en faisant des "voltes" (qui sont pour nous des quarts de voltes) ou des "demi-voltes". Notre auteur indique que "Ce sont des espèces d'écarts que l'on fait à gauche ou à droite, quand il est impossible de rompre ou de reculer, et que l'on a affaire à un ennemi qui se jette sur vous [...]". Enfin, le pied gauche est toujours devant et "On marche, on rompt, et l'on se fend comme à l'épée." Il indique cependant quelques différences  " Mais, ce qui n'est pas dans l'épée, c'est de doubler la détente, c'est-à-dire après l'être fendu, de venir mettre le pied gauche contre le pied droit, et de reformer une seconde détente en se refendant de nouveau : c'est aussi de marcher en arrière en portant, étant première-ment en garde, le pied droit derrière, le pied gauche à un pas en arrière, et se remettant en garde, en reportant le pied gauche en arrière.".
 
"Quart de volte" à gauche dans le traité d'A.Valville (1817)
 
Ce doublement est très utile car Alexande Valville nous présente plusieurs doublements d'attaques, d'estoc surtout mais parfois de taille : "Les coups doubles s'emploient quand votre adversaire recule sur votre attaque. Alors, comme il est trop loin pour vous riposter, vous étant fendu à votre première attaque, vous portez votre pied gauche contre le droit, vous vous refendez de nouveau, en lui reportant un second coup.". À propos des coups d'estoc il indique d'ailleurs qu'ils ne sont bons en attaque que combinés à d'autres coups. Il nous présente également des feintes qui peuvent se faire de pied ferme ou en marchant, aussi bien avec des coups de pointe que de tranchant, il explique cependant qu'elle exposent à une attaque sur la préparation si elles ne sont pas faites avec finesse et vitesse.

Deuxième coup double.
"Vous vous fendez et pointez seconde. Votre adversaire pare la pointe en bas, vous retournez le poignet, les ongles en haut et vous portez quarte sur les armes doublant la détente."
Alexandre Valville - Traité sur la contre-pointe - 1817
Ces attaques sur une attaque sont a priori assez importantes dans son traité. Il parle de "coups d'arrêt" pour parler des attaques sur la préparation, forcément en estoc, et qui se font en avançant sur l'adversaire qui fait une attaque large qui le découvre. Notons qu'il faut penser à bien se protéger avec son arme du côté où arrivera le coup adverse (parce qu'il est clair que celui-ci pourra probablement le porter et que l'objectif n'est pas de mourir). Les "coups du temps" sont en fait des contre-attaques se font en frappant un coup de manchette en reculant ou le classique coup à la tête quand on vous attaque la jambe (voir mon article sur ce point).
 
Contre-attaque à la tête après une attaque à la cuisse droite chez A. Valville (1817), un classique !

Enfin, un mot sur les gardes et les coups. Alexandre Valville explique qu'il y a quatre gardes de l'espadon ainsi que la garde du montagnard écossais. Il présente les deux gardes de tierce et de seconde que nous avons évoquées plus haut ainsi que deux autres qu'il appelle "garde basse de l'espadon" et "garde du déterminé". Sans en parler il montre aussi "garde haute du Hongrois" et la "garde ancienne slavonne" qui est présentée avec une épée tenue à deux mains et un accoutrement ancien (armure d'écailles), de même l'Écossais est présenté avec une minuscule targe rectangulaire. Pour les coups il nous présente tout un panel de coups de taille (voir le tableau plus haut) qui peuvent ressembler à ceux que nous connaissons. Remarquons cependant que les coups de tête par exemple s'effectuent avec un moulinet et non sans élan comme de nos jours car il ne faut pas seulement toucher un masque avec une lame électrifiée ! Les coups de pointe ne sont pas spécialement décrits mais se font en général par un dégagement. Je pourrais aussi évoquer les battements et les écrasements de fer mais je m'arrêterai là pour cet aperçu, rassurez-vous, un article présentant quelques coups originaux suivra celui-ci de peu.

Montage présentant les quatre gardes d'espadon selon A. Valville (1817)

***

On a donc pu voir qu'il existait bien une tradition française du maniement du sabre même si celle-ci a laissé peu d'écrits techniques et qu'il a fallu que des Français publient à l'étranger pour en avoir des traces avant le premier tiers du XIXe siècle. Celle-ci servait à manier indifféremment les différents types de sabres en usage dans l'armée, tant les sabres courts que les droits et les courbes, lourds ou légers. Il est évident que certaines armes facilitaient certains types de coups : un estoc est plus facile avec une lame droite ou peu courbée et un sabre équilibré vers l'avant facilitera les moulinets et les enchaînements de coups de taille. On suppose que les sabreurs s'adaptaient à leur arme.. ou en choisissaient une adaptée à leur escrime. Surtout pour l'époque napoléonienne n'oublions pas qu'il s'agit d'une armée en guerre et que les règlements sont toujours plus souples en temps de guerre et qu'on n'embêtait probablement pas un officier qui avait choisi de ne pas porter le sabre réglementaire !

Reste à dire deux mots de ce qu'on peut faire de tout cela en escrime de spectacle. Je ne m'étendrai pas sur l'intérêt du sabre comme arme de spectacle : la variété des coups et son aspect dangereux, surtout si il est un peu courbe parlent déjà pour lui. Le plus compliqué est de trouver des scénarios pour le mettre en scène car il s'agit avant tout d'une arme portée par les corps militaires ou para-militaires. Contrairement à l'épée on n'en porte pas à la ville ni pour voyager, du moins au côté. En dehors de ce contexte militaire il reste le duel entre militaires (voir mon article sur le duel au XIXe siècle), les pirates et corsaires, le brigandage et le contexte de la Révolution française avec les Sans-culotte (surtout pour les sabres briquets). Cela laisse un peu de marge sans avoir à investir dans des uniformes de l'Empire français dont le prix est souvent en relation avec le clinquant de l'uniforme.

Bibliographie indicative :

Traités cités dans l'article :
Traité des armes de Pierre Jacques Girard - 1736
Arte de esgrimir florete y sable de Juan Nicolás Perinat - 1758 (traduction : M.O.Blattin, commentaire de Julien Garry)
L'école des armes de Domenico Angelo - 1763 (commentaires et transcriptions par Ensiludium)
Traité sur la contre-pointe d'Alexandre Valville - 1817
Traité de l'art de faire des armes par Louis Justin Lafaugère - 1820
Escrime du sabre publié à Saumur en 1828
L’abordage et le maniement du sabre par le comte Édouard Bouët-Willaumez, capitaine de vaisseau - 1847 (transcrit et commenté par Julien Garry)

Articles et conférences :
"Les deux faces de la contre-pointe" sur le blog À la hussarde !
"Notes sur l'espadon" sur le blog À la hussarde !
Manier le sabre comme un grognard de Napoléon - Conférence en ligne de Julien Garry pour le Château de Mauges

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire