mercredi 29 décembre 2021

Armes insolites : le tomahawk

Si ce blog traite normalement d'escrime européenne nous allons faire aujourd'hui une petite exception en étudiant une arme américaine mais qui a été autant maniée par des populations d'origine européenne que par des natifs. Le tomahawk évoque irrémédiablement les autochtones américains et l'Amérique sauvage, que cela soit la conquête de l'Ouest au XIXe siècle ou les forêts de la région des Grands Lacs aux XVIIe et XVIIIe siècle. Nous allons d'ailleurs plus nous intéresser à cette partie là, plus ancienne et où de nombreux Blancs ont couramment manié le tomahawk. C'est donc, touts d'abord, une plongée dans l'univers des coureurs des bois, des habitants et des colons que je vous propose à travers la découverte de cette arme et de ceux qui la maniaient. Nous nous pencherons ensuite sur les spécificités de son escrime ou du moins de ce que nous arrivons à en connaître.

Un casse-tête et un tomahawk de la région des Grands Lacs collectés en 1899. Exhibit from the Native American Collection, Peabody Museum, Harvard University, Cambridge, Massachusetts, USA
sur Wikimedia Commons

L'arme et son contexte

Une hachette de traite et des armes similaires

Le nom "tomahawk" vient de l'algonquin, une langue parlée par les habitants de la région des grands lacs, et se réfère à une catégorie de massues de guerre en bois et pierre. Néanmoins c'est la version en métal, vendue par les Européens qui est la plus connue et qui fut bientôt la plus répandue. Cette arme est une hachette fabriquée en Europe et qui était massivement vendue aux peuples indigènes de toute l'Amérique du Nord à partir du XVIIe siècle. On suppose souvent que sa forme était basée sur les haches de bord des marins sans en avoir de certitude. Il existe à vrai dire plusieurs formes de ces haches de traite même si la base est toujours la même : un manche court (45 à 60 cm) et un assez court fer de hache au bout. L'autre côté du fer de hache peut être en forme de marteau, de pipe à tabac ou de rien du tout. Chez les peuples autochtones le Tomahawk peut être décoré de plumes et/ou de crins de cheval.

Tomahawk ou hache de campement (1750-1759)
dans les collections du Musée de Leeds

 
Tomahawk (1800-1830)
dans les collections du Musée de Leeds

Notons que le tomahawk était tout autant un outil qu'une arme et que ce type de hachette est bien pratique lorsque l'on vit dans des régions sauvages pour se dégager un chemin, couper du petit bois pour faire un feu et pour toute sortes de travaux du bois qui n'implique pas l'abattage de gros arbres. Néanmoins, contrairement à l'Europe, il était aussi une arme à part entière.

Ajoutons que nous, lorsque nous parlerons ici de tomahawk nous inclurons aussi plusieurs autres armes du même espace géographique dont le maniement est similaire comme les massues de pierre qui on donné le nom "tomahawk", les casses-têtes iroquois ou encore les massues de bois inspirées des crosses de fusil ("gunstock warclub"). Toutes ces armes partagent beaucoup de similitudes avec les tomahawks voire ont pu être nommées ainsi elles aussi. Elles ont un manche relativement court, une masse équilibrée vers lavant et une tête ou un point prévu pour la percussion qui ressort du manche. Les principes de leur maniement sont les mêmes que pour le tomahawk même si quelques adaptations peuvent être nécessaires.

Gunstock war club des Iowa (1800-1850)
sur Wikimedia commons

Des autochtones, des coureurs des bois et des colons

Avant l'arrivée des Européens les habitants de l'Amérique du Nord étaient divisés en une multitude de peuples eux-mêmes divisés en une kyriade de tribus avec des liens politiques complexes. On peut toutefois les regrouper en familles de peuples partageant une langue et souvent une culture matérielle et des coutumes similaires. L'organisation sociale et matérielle pouvait ainsi varier grandement même chez des tribus alliées mais issues de peuples différents. Ainsi Algonquins étaient principalement des chasseurs et des pêcheurs semi-nomades à l'organisation patriarcale et patrilinéaire tandis que leurs alliés, les Hurons, étaient quant à eux des agriculteurs chez qui la terre se transmettait uniquement par les femmes et culturellement très proche de leurs ennemis communs, les membres de la confédération iroquoise qui parlaient d'ailleurs la même langue ou du moins un dialecte proche.

 

Iroquois avec un tomahawk et une pipe à tabac dans le Codex Canadensis (1664-1675)

Les premiers colons européens furent essentiellement des coureurs des bois français venus créer des comptoirs de traite pour troquer des fourrures contre des objets européens et notamment des armes à feu et des haches ou des couteaux en métal. On trouvait également des coureurs des bois anglais qui faisaient à peu près la même chose. Au XVIe siècle certains hommes, appelés "truchements" étaient même laissés au sein d'un village local toute une année pour y apprendre la langue. Un certain métissage culturel s'est vite opéré entre ces hommes isolés du reste du monde au sein d'une société étrangère et ils en ont en partie adopté le mode de vie (plus adapté aux forêts ou aux lacs) et une partie des coutumes au point que les missionnaires s'indignaient de l'ensauvagement de ces hommes.

Les Anglais et, dans une moindre mesure, les Hollandais fondèrent également des colonies de peuplement bien plus nombreuses et peuplées que la Nouvelle France. Il s'agissait d'un type de colonisation bien plus massif et qui visait à mettre les terres en culture et plus seulement à faire du commerce de produits de luxe. Les heurts avec les populations locales furent donc rapidement plus violents et le XVIIe siècle marqua le début de près de trois siècles de spoliations des terres "indiennes" et de multiples traités sans cesse foulés aux pieds par les colons avides de terres ou de ressources minières avec un rapport démographique extrêmement défavorable aux autochtones (décimés également par les maladies importées malgré eux par les Européens comme la tuberculose).

Dans la série Frontier (2016-2018) met en scène des querelles de trappeurs dans la baie d'Hudson au XVIIIe siècle. Ainsi le personnage principal, Declan Hunt se bat fréquemment au tomahawk
 

Les XVIIe et XVIIIe siècle virent également de nombreuses guerre entre tribus autochtones ou entre états européens, les uns et les unes se mélangeant. Ainsi les Français étaient-ils les alliés de Hurons tandis que les Iroquois combattaient aux côtés des Anglais et toute une diplomatie subtile se mit en place entre Européens et tribus locales. Les Européens s'insérèrent en fait dans des alliances préexistantes jusqu'à en devenir assez vite l'élément dominant. La guerre de Sept ans (1754-1762 en Amérique) vit ainsi l'affrontement de la France et de l'Angleterre se prolonger en Amérique. Cependant si les Anglais firent venir de nombreux soldats du continent, le commandant des troupes françaises, le marquis de Montcalm dut faire la guerre essentiellement avec des milices locales et avec ses alliés locaux c'est à dire l'essentiel des peuples du Nord-Ouest à l'exception de certains Iroquois comme les Agniers ou des fameux Mohicans (peuple de langue algonquienne).

Les guerres prirent souvent la forme de petites expéditions impliquant quelques dizaines, au mieux quelques centaines de combattants pratiquant une certaine forme de guérilla ou alors du siège de forts contrôlant des lieux stratégiques. Notons cependant que les objectifs n'étaient pas les mêmes. Si les nations européennes se battaient pour le contrôle du commerce et du territoire les autochtones cherchaient avant tout à rapporter des scalps, des captifs et du butin. Dans ce type de combats le courage et la valeur individuelle étaient beaucoup plus importante que dans les grandes batailles rangées européennes.

Dans le même ordre d'idée la Guerre d'indépendance américaine (1775-1783) vit les colons américains pratiquer en partie ce même type de petite guerre contre les troupes du roi d'Angleterre. Dans l'équipement des miliciens indépendantistes le tomahawk figurait à la ceinture de beaucoup d'entre eux faute d'un approvisionnement suffisant et sabres et en baïonnettes. Notons également qu'à cette époque la plupart des tribus autochtones étaient alors du côté des Anglais contre les colons qui spoliaient leurs terres (Georges Washington comme d'autres a vendu des terres indiennes).

Canadien en raquette allant sur la neige (dessin publié en 1722). Il illustre bien l'équipement des habitants du Canada et probablement des miliciens de l'époque.

Combattre au tomahawk

Une escrime américaine mal connue

Il maintenant temps de s'intéresser à cette escrime spécifiquement américaine. Américaine elle l'est très probablement car si les hachettes sont maniées en Europe depuis le Néolithique elle ont rarement constitué des armes de guerre ou de duel. Certes elles furent longtemps employées à la guerre mais le plus souvent en conjonction avec un bouclier or, dans l'escrime au bouclier, c'est le type de bouclier qui compte bien plus que l'arme avec laquelle il est employé en conjonction, celle-ci étant secondaire. La hachette étant un outil répandu elle a pu se trouver dans les mains de soldats occupés au camp ou de sapeurs, de révoltés ou de marins dans le cadre de guerres ou de combats individuels. Mais seule elle n'a jamais constitué un armement ordinaire et a plutôt été une arme par défaut pour laquelle on n'a donc pas développé d'escrime spécifique. Notons d'ailleurs, pour l'avoir testé personnellement, que les techniques de messer/dussack ou les techniques de sabre de base fonctionnent assez bien avec une hachette même si les techniques plus subtiles s'avèrent impossibles à passer. Cela devait probablement suffire pour une arme improvisée.

En revanche, de l'autre côté de l'Atlantique, le tomahawk (ou ses cousins) faisait partie de la panoplie du guerrier autochtone et encore plus dans les forêts du Nord-Est où le maniement de la lance devait être problématique. Une escrime spécifique utilisant toutes les particularités de l'arme pouvait donc se développer d'autant que, comme on l'a fait remarquer, les combats laissaient une grande importance à la valeur individuelle des combattants. Cependant il faut garder à l'esprit qu'il s'agit d'une arme secondaire, utilisée quand le tir de mousquet ou de fusil a échoué (ce qui n'était pas rare) et/ou quand celui-ci ne peut être rechargé.

Deux jeunes Menominees peints par Georges Catlin en 1835-1836

Évidemment nous n'avons aucune information sur l'origine de cette escrime, si elle venait principalement des autochtones, des Européens ou d'un mélange des deux. Les coups de bases sont similaires aux techniques de sabre européennes et l'on y trouve également les parades par déviation (qui sont cependant absentes de la broadsword britannique). Cependant il s'agit là de coups assez logique par rapport à la physionomie de l'arme et la bio-mécanique humaine et il paraît tout à fait probable que ces techniques aient été également inventées par les tribus indigènes. Les autochtones n'ont pas laissé de traces écrites et celles de colons étaient également très rares et ne permettent pas d'avoir même des indices sérieux sur l'origine de l'escrime au tomahawk.

À vrai dire il est même difficile de reconstituer cette escrime en l'absence de traité ou de manuel datant d'avant la seconde moitié du XXe siècle. C'est cependant ce que s'est efforcé de faire Dwight C. McLemore dans son ouvrage The fighting tomahawk et c'est lui que je suivrai pour toutes les techniques dont je parlerai. Cet auteur s'est efforcé de reconstituer une méthode à partir d’interviews individuelles mais surtout de dépouillement de récits de combats du XVIIIe siècle le tout couplé à plus de 180h d'expérimentation personnelle. La méthode qu'il propose est donc ce qui peut le plus se rapprocher des techniques d'époque même si il faut garder à l'esprit qu'il s'agit forcément d'hypothèses même bien étayées. Notons qu'il couple le plus souvent le maniement du tomahawk avec celui du grand couteau/poignard que portaient également les colons ou les guerriers tribaux. Il est donc temps de s'y pencher un peu plus avant.

Dans The Patriot (2000) de Roland Emmerich Benjamin Martin, le héros du film est un colon qui se bat au corps à corps au tomahawk et au couteau.

Principes et techniques

Commençons par la tenue de l'arme. Tout d'abord deux types de prise peuvent être envisagées, comme pour le sabre d'abordage : une prise en marteau, poing bien fermé et une tenue "étendue" plus souple à la façon d'un sabre avec l'index plus en avant. Mc Lemore nous explique que la prise marteau est plus efficace pour délivrer des coups qu'il appelle chops (littéralement : "hachage") qui maximisent le choc et la pénétration de l'arme tandis que la seconde est utilisées pour les cuts (coupes) où l'on privilégie le fait d'entailler l'adversaire avec le tranchant du tomahawk.

 

Prise étendue


Prise marteau à trois endroits différents

L'arme peut également être tenue à trois endroits différents. Le plus classique est l'extrémité du manche qui maximise l'effet levier, permet de parer et de bénéficier de l'allonge maximale de l'arme. Mais on peut également tenir la hache au milieu du manche et, surtout, la main au plus proche du fer. Cette dernière prise est importante car c'est celle que l'on a quand on saisit son tomahawk à la ceinture et donc celle qu'on aura si on est un peu pris de court. Elle est efficace pour le combat au corps à corps et permet des coups particuliers, les rakes (littéralement "râteaux") où l'on frappe avec la corne de la hachette qui fait presque corps avec la main et avec la volonté d'écorcher l'adversaire sans se blesser soi-même.

"Rakes" verticaux de haut en bas et de bas en haut

Outre tous les coups que nous venons d'aborder il faut ajouter les punchs (coups) où l'on frappe en estoc avec la tête de l'arme. Cette frappe peut notamment servir à effectuer une contre-attaque rapide sur une préparation d'attaque adverse. Enfin le fer de la hache peut également servir à crocheter la jambe de l'adversaire (voire le cou ou le bras).

Crochetage de la jambe avec le tomahawk

Pour se défendre avec le tomahawk on a vu que, comme au sabre ou au dussack, les parades se font principalement par déviation, en détournant l'attaque adverse par une frappe sur celle-ci ce qui permet de poursuivre par un moulinet et de renvoyer ensuite une attaque. On peut ensuite essayer d'attraper l'arme adverse avec le fer et tirer celle-ci pour désarmer l'adversaire ou du moins envoyer son arme et son bras hors de danger. Mc Lemore précise que cette technique est plus efficace contre les lames (comme les sabres ou les épées). Enfin il est possible de parer en tenant le tomahawk avec les deux mains : la main d'arme au bout du manche et l'autre près de la tête. Cette parade sert à parer les attaques brutales et notamment les coups de crosse de fusil (et donc aussi de Gunstock war club). Beaucoup de vidéos de tomahawk moderne présentent des parades en bloquant le bras armé de l'attaquant mais McLemore n'en fait pas état. Peut-être ne les a-t-il pas croisées dans les récits qu'il a lu ou qu'il n'envisage que la combinaison tomahawk-couteau où les deux mains sont prises. Néanmoins ce type de parade est surtout utile si l'on veut entrer en distance de corps à corps ou si l'adversaire s'est trop jeté sur vous, elle expose plus au danger qu'une parade par déviation.

Exemple de parade par déviation

Pour ce qui est des gardes et des postures une grande diversité semble de mise, surtout si l'on associe le tomahawk à un couteau. La garde peut être à gauche, à droite ou même de face, le bras peut être en position haute, basse ou médiane avec le coude plus ou moins plié. Évidemment, une garde longue mettra plus de distance et de rapidité mais autorisera moins de frappes puissantes, une garde haute sera plus menaçante qu'une garde basse mais également plus fatigante et plus prévisible. Il faut cependant envisager pas mal de dynamisme dans les gardes à l'inverse de l'épée ou de la rapière où l'on peut rester longtemps dans une garde protectrice difficile à percer.

D'ailleurs d'une manière générale le combat au tomahawk doit être vif, toujours en mouvement et l'on doit tournoyer et virevolter plutôt que de rester en ligne statiquement. L'escrime au tomahawk s'inscrit dans un contexte de guerre de raids et d'embuscades en petits groupes où il faut pouvoir être mobile pour garder un avantage tactique.

Exemple de garde avec le tomahawk en garde haute, le couteau en garde moyenne et le côté armé en avant

 ***

Le tomahawk est donc une arme intéressante en escrime de spectacle pour varier complètement vos scénarios. Ce n'est clairement pas une arme de nobles européens mais bien plus une arme de guerrier autochtone, de trappeur ou de colon. Comme il y a peu de chances (du moins en Europe francophone) qu'un natif américain appartienne à votre groupe ce seront plus probablement ces deux derniers personnages que vous jouerez dans vos scénarios se déroulant entre la fin du XVIe et le XIXe siècle. Les querelles intestines comme les guerres franco-britanniques peuvent en être le contexte mais l'on peut toujours imaginer un scénario en Europe impliquant un ancien coureur des bois revenu au pays avec son tomahawk.

Concernant la chorégraphie en elle-même celle-ci doit être aussi sauvage que les terres américaines qui ont vu naître cette arme. Même dans le cas d'un duel accepté par deux ennemis les choses ne sont pas aussi codifiées qu'entre les nobles européens et je pense que toute chorégraphie un peu longue doit avoir un passage au corps à corps ce qui est l'occasion d'utiliser les techniques de "ratissage" (rake) ou de crochetage avec le fer de la hache. Il ne faut pas non plus hésiter à opposer le tomahawk avec d'autres armes comme les sabres, les fusils à baïonnette ou les couteaux voire les épées de cour même si en duel l'épée de cour est infiniment supérieure par son allonge, son agilité et sa vitesse. Enfin je n'ai pas évoqué la possibilité de lancer le tomahawk car cela sort du contexte de l'escrime de spectacle mais c'est une possibilité à envisager si, par exemple, vous tournez une vidéo où vous pouvez simuler ce lancer.

Nous avons donc là une arme pleine de possibilité et qui a pu être d'ailleurs assez bien exploitée dans quelques films. Je vous laisse donc avec l'une des plus belles scènes du Dernier des Mohicans réalisé par Michael Mann en 1992 :


Bibliographie indicative :

Dwight C. McLemore : The fighting tomahawk Paladin Press - Boulder Colorado 2004

Gilles Havard : L'Amérique fantôme - Les aventuriers francophones du Nouveau Monde Flammarion - Paris 2019

Laurent Veyssière : « Combattre avec les Indiens, "les plus redoutables à qui les craint". La guerre à la sauvage, de Champlain à Bougainville », dans Sophie Imbeault, Denis Vaugeois et Laurent Veyssière (dir.), 1763. Le traité de Paris bouleverse l’Amérique, Québec, Septentrion, 2013, p. 64-84.

Denis Delâge : La peur de « passer pour des Sauvages » in Les cahiers des dix - 2011

Anne-Marie Libério : "Commerce et diplomatie avec les Cherokees dans les Carolines avant la 'Piste des Larmes' ", Groupe de recherche Frontières, Université de Paris VIII-Vincennes Saint-Denis, 22 janvier 2013

lundi 13 décembre 2021

L'escrime de spectacle doit-elle forcément être belle ?

Lorsque l'on regarde le haut niveau dans l'escrime artistique en France et dans le Monde on ne peut que constater la beauté de l'escrime qui nous est présentée. Les gestes sont très précis et l'ensemble respire la grâce et l'élégance. On peut même parfois avoir l’impression d'un ballet de lames et de corps qui se déroule devant nous pour nous présenter un tableau agréable à l’œil. Les mouvements peuvent être expressifs, c'est même conseillé si l'on veut vraiment un grand numéro mais l'ensemble doit rester gracieux, fluide avec des gestes impeccables. Mais est-ce que cette sorte de perfection est le seul but à atteindre lorsque l'on est un pratiquant d'escrime de spectacle ? Ce style doit-il être le seul ? Et d'ailleurs est-il parfait ? Cet article vous invite à réfléchir à cette question et à vos pratiques.

Que l'on se mette d'accord, ce style a donné et donnera encore de superbes numéros. Je prends personnellement un grand plaisir à regarder ce genre de combats chorégraphiés et je souhaite pouvoir toujours en voir de nouveaux. Les critiques que je formule ici sont d'abord un plaidoyer pour plus de diversité dans les styles, pas pour la disparition de ce style.

Gravure peinte de l'École des armes de Domenico Angelo (1763)

La belle escrime, un style dominant... et parfait ?

On notera que c'est d'ailleurs ce sur quoi l'on insiste dans l'enseignement. On enseigne souvent une sorte de perfection du geste qui semble, consciemment ou non, passer en priorité sur le reste comme l'expression ou l'intensité du combat. On nous apprend le plus souvent à faire de la belle escrime, à poser nos gestes, à se concentrer sur ceux-ci. Malheureusement la conséquence est que, quand on n'est pas sur du haut niveau, cela manque souvent de vitalité, d'engagement voire de mouvement (voir mes articles sur l'intention et la rapidité). Les escrimeurs semblent souvent beaucoup s'appliquer et oublient souvent de raconter le reste de l'histoire en montrant que leurs personnages sont là pour se tuer.

Un autre souci concerne les personnages. Tous sont forcément bons escrimeurs, avec des gestes parfaits, de belles attaques, des parades bien exécutées. Bien sûr ce n'est pas forcément comme ça dans la vraie vie mais on dira que c'est ici la quintessence de l'escrime et que si l'on chorégraphie c'est aussi pour voir de la belle escrime. Je suis d'accord avec cette hypothèse mais je constate également qu'elle empêche de jouer certains personnages qui ne seraient pas bons en escrime ou auraient un style plus "brut". Souvent même la brutalité est stylisée et donc fausse. Bien sûr qu'il est possible d'être très engagé et très technique (même si il faut un bon niveau pour ça) mais quelle crédibilité aurait par exemple un personnage de bûcheron qui serait ainsi ? En voulant absolument faire du beau et du gracieux on se prive ainsi de la possibilité de représenter de façon crédible nombre de personnages que le public n'a aucune chance d'accepter ainsi de part ce qu'ils sont. Donc, si on veut tout de même les jouer et les présenter de façon non stylisée il faudra faire autre chose que de la belle escrime.

Un autre problème, peut-être plus grave : comment raconter une histoire avec un personnage qui prend le dessus sur l'autre quand les deux personnages produisent une escrime parfaite. Un personnage en difficulté s'est en principe fait surprendre par un feinte, un enchaînement original ou par la rapidité et l'intensité de l'agression... Il parera donc moins bien, au dernier moment, avec une parade de panique qui ne lui laissera pas la possibilité de placer une riposte. Or comment être crédible si cette parade est en fait parfaitement propre, à la bonne distance et dans le bon tempo ? À aucun moment on ne sentira la difficulté dans laquelle se trouve le personnage, elle sera totalement artificielle. Je caricature évidemment un peu en poussant le style dans ses extrémités mais il faut tout de même garder cela en tête.

Bon, avouons-le, à haut niveau la belle escrime c'est quand même superbe : Inspiré du Cid par la Compagnie d'armes du Périgord, médaille d'or aux CFEA 2020.
(oui je n'aime pas pointer un groupe en particulier, du coup je vous met du bon et du beau)

Adapter son style à son personnage et au genre

Mais que faire alors me direz-vous ? Eh bien adapter son style de combat au personnage que l'on incarne et/ou à l'ambiance que l'on veut donner au combat. Certains personnages qui se battent de façon peu académique auront des gestes, certes maîtrisés, mais plus brutaux, moins "parfaits". Ils ne seront pas forcément en garde de façon classique ou peuvent vouloir provoquer l'adversaire en adoptant des postures originales. L'idée est ici de renoncer à travailler le geste parfait pour se concentrer sur l'intensité de l'engagement ou l'impression que l'on veut donner. On peut ainsi travailler la violence brute, la roublardise ou même la maladresse afin d'interpréter tout un panel de personnages.

Le raisonnement est le même concernant le genre du combat. Quelle impression veut-on que les spectateurs aient de notre spectacle ? Veut-on qu'ils aient l'impression d'avoir vu quelquechose de beau et d'intense ? Alors là, oui, on choisira la belle escrime. Mais si l'on veut qu'ils aient l'impression de plonger dans l'enfer et la rage du combat ? Si l'on veut qu'ils rient ? Si l'on souhaite qu'ils aient peur pour le héros, qu'ils voient du mouvement, qu'ils soient surpris ? etc. Vous l'aurez compris je trouve dommage de se limiter à un seul style et de ne pas travailler d'autres registres de jeu que la belle escrime. J'ajouterai que ça l'est d'autant plus que la belle escrime doit vraiment être bien maîtrisée pour être belle et intéressante et que l'on se condamne ainsi à avoir des combats pas très intéressants quand ils sont faits par des escrimeurs moins expérimentés.

Une note sur la sécurité cependant parce que je vois venir ce genre de critique de loin ;-) : il ne s'agit pas ici de ne pas maitriser son geste, l'escrimeur doit maîtriser sa force, viser la bonne cible et être capable d'arrêter son attaque au besoin. Ce que je dis c'est qu'en adoptant d'autres styles on n'est plus obligé de rechercher la perfection du geste à la distance parfaite et l'on peut ainsi se concentrer sur d'autres aspects comme donner l'impression de l'intensité de l'engagement, bouger plus, plus vite ou mieux simuler la difficulté. Parce qu'il n'y a pas besoin de faire le geste parfait pour qu'il soit sécurisé (mais on doit quand même toujours savoir ce que l'on fait et se maîtriser).

 Warlegend est l'une des rares troupes en France à proposer un autre style plus.. brutal ;-)

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Ma conclusion est donc évidemment que l'escrime de spectacle n'a pas forcément besoin d'être belle pour être intéressante. Elle peut être intense, spectaculaire, le tout est qu'elle raconte une histoire fut-elle abstraite. Et cet article est une invitation, à tester d'autres styles dans lesquels vous vous sentirez peut-être plus à l'aise, à sortir de l'obsession de la perfection du geste qui peut vous freiner pour exprimer d'autres choses. Après si vous préférez rester beaux c'est aussi un excellent choix, parce que c'est pour moi un style parmi d'autres et que je prendrai toujours plaisir à voir !