mardi 14 avril 2020

L'escrime artistique, une escrime "hors sol" ?

Il y a deux ans déjà j'ai écrit un article qui évoquait l'historicité de l'escrime artistique, cet article (comme d'autres), ébauchait une réflexion sur notre pratique. Je veux ici approfondir un peu plus cette réflexion sur la façon dont est majoritairement enseignée et pratiquée l'escrime artistique. J'emploie ici volontairement le terme "escrime artistique" qui fait un peu mieux référence à une pratique un peu normée, du moins en France. Vous aurez probablement remarqué que je lui préfère le plus souvent "escrime de spectacle", au caractère moins "sportif" (le terme "escrime artistique" évoque le "patinage artistique" et les Jeux Olympiques), d'autant qu'on ne cherche pas toujours à faire de l'Art mais qu'en revanche on est presque toujours dans un spectacle.

Mon impression est que l'escrime artistique, telle qu'elle est majoritairement enseignée et pratiquées dans les clubs et les salles d'armes est un peu devenue "hors-sol". Je vous livre immédiatement une description de cette expression :
Hors-sol :
[...] (uniquement adjectif invariable) Se dit de quelqu'un, d'un groupe qui semblent être complètement déconnectés des réalités et des contraintes (financières, particulièrement) de la vie quotidienne : Des technocrates hors-sol. 
(Définition du Larousse en ligne)
Notre pratique serait donc détachée de plusieurs réalités : de la réalité historique, des réalités physiques et même des réalités de notre époque, les années 2020. Je vous propose d'examiner chacun de ces constats à la suite.

Je n'avais pas d'idée pour illustrer le titre de cet article. Du coup j'ai cette image de Brad Pitt dans Troie de Wolfang Petersen (2004) qui nous présente une escrime littéralement "hors sol". En fait elle n'a rien à voir avec celle pratiquée dans nos salles d'armes et les combats du film ont une base plutôt réaliste avec des moments d'héroïsme exagéré comme ici. Mais littéralement Achille est "hors-sol", mais littéralement seulement.

Une escrime hors de la réalité historique

Le premier constat que l'on fait lorsqu'on voit la majorité des combats d'escrime artistique c'est qu'ils sont en général très éloignés de la réalité historique ou du moins de ce que l'on en connait. Évidemment, la connaissance du passé est une science en perpétuelle évolution et qui requiert rigueur et humilité. L'historien passe son temps à remettre en question ce qui a été posé par ses prédécesseurs, ou, le plus souvent il nuance des affirmations ou casse des idées reçues. Néanmoins la connaissance progresse et certaines choses font consensus quand elles ont été établies sérieusement.

Avec l'explosion des Arts Martiaux Historiques Européens (AMHE) depuis un peu plus de dix ans et grâce à internet, les travaux se sont multipliés et, surtout, l'accès aux sources historiques et aux études de celles-ci s'est démocratisé. Ainsi n'importe qui disposant d'un ordinateur connecté peut lire des traités traduits au moins en anglais, et consulter les interprétations de spécialistes, textuellement ou en vidéo. Évidemment, une bonne partie du travail reste à faire, les sources historiques sont incomplètes et nous présentent le plus souvent une escrime de duel ou de jeux proto-sportifs. Malgré tous ces bémols on commence à avoir, à grands traits, une bonne idée de ce à quoi pouvait ressembler l'escrime du XVe siècle, du XVIe siècle et de tous les siècles jusqu'au nôtre.

Et force est de constater que ce qu'on apprend le plus souvent à faire en escrime artistique est très loin de cette réalité. L'escrime médiévale présentée manque généralement de subtilité et se résume souvent à de grands coups très armés... quand on n'y ajoute pas des voltes ! L'escrime "Grand Siècle" à la rapière utilise une arme très éloignée de la réalité et une escrime de taille quand les traités d'escrime nous montrent essentiellement des coups d'estoc (avec, parfois, quelques rares coups de taille). De plus ou ignore la nécessité de contrôler le fer adverse le plus souvent possible (essentielle en Destreza mais présente presque partout sauf peut-être chez Swetnam qui n'aime pas trop donner son fer). De plus, on distingue rarement rapière et épée de cour alors qu'il s'agit d'armes différentes appelant des techniques différentes.

Alors évidemment, la réalité historique n'est pas toujours spectaculaire, une escrime comme la Verderada Destreza a peu d'impact scénique puisqu'il s'agit d'un jeu de tromperie impliquant les lames et les corps mais avec des mouvements assez modérés. D'autres coups sont dangereux ou difficiles à exécuter car impliquant des contre-attaques en opposition qui demandent une grande maîtrise de la discipline. Enfin beaucoup de coups sont là pour vaincre tout de suite et il faut qu'un combat dure un peu pour le public. Néanmoins il est possible de trouver des astuces à cette dernière remarque. De plus il reste aussi de très nombreux coups spectaculaires dans les traités d'escrime et qui pourront surprendre votre public. J'en ai d'ailleurs présenté quelques-un à l'épée de cour, à la dague ou en self-défense du XIXe siècle.

Vous me direz également que l'escrime artistique n'a pas besoin d'être historique, elle a surtout besoin d'être spectaculaire ou expressive. Je répondrai que c'est peut-être vrai mais que l'un n'empêche pas l'autre. De plus nous présentons le plus souvent des scènettes ou des spectacles entiers basés sur une époque ou même des personnages historiques ayant existé. Nous nous produisons parfois dans des fêtes à caractère historique. Alors pourquoi ne pas présenter une escrime historique ? Comme le sont nos costumes (enfin on espère) ou les décors (on espère aussi). Pourquoi tromper le public en lui présentant des chevaliers ou des mousquetaires ? Pourquoi même, parfois, carrément leur mentir en leur disant que c'est ainsi qu'ils se battaient ? On doit au public une certaine vérité, au moins de leur expliquer que notre escrime n'a rien d'historique.

Ces gardes historiques issues de la version française du traité d'André Paurenfeindt - La noble science des joueurs despee (1516 & 1538) sont très visuelles, historiques, donnent de jolis mouvements tournoyants et auraient toute leur place dans un spectacle d'escrime artistique.

Une escrime hors de la réalité physique

Le deuxième constat que l'on peut faire est que l'escrime artistique qui est majoritairement enseignée et représentée fait également souvent fi des réalités physiques. On ne parle pas ici d'utilisation de fils pour faire des sauts improbables façon cinéma asiatique ni de blessures multiples et improbables mais juste de la façon dont on occulte la réalité des armes que nos répliques sont censées simulées. En dehors même de la réalité historique, on bafoue régulièrement la logique des armes et la logique de l'escrime.

Mon premier article portait sur le respect de la logique de l'arme. Je n'ai pas changé d'avis et on utilise souvent les armes sans réfléchir à comment elle doivent l'être. Alors évidemment, certaines armes peuvent être utilisées d'une seule façon même si elles permettent d'autres utilisation et on en a des exemples historiques. Une épée longue peut estoquer mais un escrimeur allemand du XVIe siècle, formé à l'escrime de jeu, n'estoquera probablement pas car il a été formé à une escrime de taille (tout comme dans un combat de rue, un combattant formé à la boxe anglaise ne donnera probablement pas de coups de pieds).

Néanmoins il reste quelques réalités sur les armes comme le fait que les armes en bois contondantes (canne, bâton, gourdin) ont besoin d'une bonne inertie pour faire mal et que c'est moins le cas pour les armes tranchantes et encore moins pour celles qui ont une pointe acérée. Ainsi les premières devront être très armées pour être efficaces alors que cela n'est pas nécessaire pour les suivantes. Et si on arme comme une brute un coup d'épée tranchante ça sera d'abord pour que la parade soit compliquée à prendre... ou pour tromper l'adversaire en préparant une feinte ! De même, on fera des coups d'entaille avec certaines armes plutôt que d'autres. Enfin, certaines lames étroites, et encore plus lorsqu'elles sont à section triangulaire, se prêtent très mal à des coups de taille efficaces.

N'oublions pas les distances et les allonges qui sont rarement prises en compte, on voit rarement un combattant armé d'un bâton utiliser cet avantage face à son adversaire armée d'une épée plus courte. De même, les jambes sont souvent ciblées en première intention, sans préparation pour rendre l'attaque crédible.

Là encore, tout cela n'est pas indispensable à un bon spectacle et on fait de belles choses en donnant des coups de taille à la lame triangulaire. À force de le voir le public a développé une certaine suspension de l'incrédulité qui fait qu'il accepte que cette attaque puisse être dangereuse. De même, un public non escrimeur ou non familier des réalités du combat ne percevra pas les problèmes de différence d'allonge ou d'attaques aux jambes. Cependant pourquoi s'acharner à autant d'irréalité ? Pourquoi ne pas faire comprendre au public, dans la chorégraphie, l'intérêt d'avoir une allonge supérieure, le danger d'attaquer aux jambes, le besoin de feinter ? Pourquoi systématiquement partir d'une escrime éloignée de la réalité et non de partir de la réalité pour choisir ce qu'on ignore dans celle-ci pour les besoins du spectacle ?

La réalité physique c'est qu'une dague a moins d'allonge qu'une épée !
Hans Talhoffer Fechtbuch - 1459

Une escrime qui a peu évolué depuis plus d'un demi siècle

Enfin, un troisième constat est le peu dévolution de l'escrime artistique que nous pratiquons. Nous restons sur des bases et des mouvements qui ont été posés dans les années 1950-60 par ces deux grands noms de l'escrime artistique que sont Claude Carliez et Bob Heddle Roboth ainsi que l'a très bien expliqué Michaël Müller Hewer dans cet article. On doit beaucoup à ces deux hommes qui ont popularisé l'escrime de spectacle et ont fait entrer dans les salles d'armes une discipline auparavant surtout pratiquée par des comédiens ou des cascadeurs. Mais on doit aussi se dire qu'il s'agit d'une escrime répondant à des critères des années 1960 !

La Guerre Mondiale n'était pas si loin, elle était finie depuis une quinzaine d'années et beaucoup de spectateurs avaient connus ses malheurs ce qui est une des raisons pour lesquelles la violence restait modérée au cinéma. C'était de plus une époque optimiste et prospère. Bref il y avait un esprit de l'époque et l'escrime de spectacle de l'époque y répondait : joyeuse et enlevée avec des grands coups d'épée et des éclats de rire ! Nous abordons les années 2020, plus d'un demi-siècle après et nous sommes toujours sur les bases posées à cette époque avec peu d'évolutions, du moins dans ce qu'on enseigne car bien de groupes s'éloignent peu à peu de ces bases pour correspondre un peu plus à l'esprit de l'époque.

Et c'est normal. Si l'on regarde du côté de la bagarre chorégraphiée on voit une évolution entre cette époque et la nôtre. Et même plusieurs en fait avec l'arrivée des arts martiaux dans les années 70 (Bruce Lee et Jackie Chan) et des réalisateurs de Hong Kong dans les années 2000. Je vous mets à titre d'exemple deux vidéos : un combat de James Bond - Opération Tonnerre en 1965 et un combat tiré du film Atomic Blonde de 2017. Constatez par vous-même la différence de style et de ton :

La bagarre dans les années 1960 : Opération Tonnerre (1965) de Terrence Young

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La bagarre dans les années 2010 : Atomic Blonde (2017) de David Leicht


La bagarre de cinéma s'est réinventée de très nombreuses fois, partant même de nouvelles bases comme les arts martiaux et diversifiant ses styles. On va parfois trouver des styles très irréalistes avec des doubles vrilles, des projections, l'utilisation de fils, ou des styles au contraires très réalistes, se basant sur la bagarre de rue et tout un éventail entre les deux et aussi en fonction des besoins du film, du ton de celui-ci. D'ailleurs selon le film et les personnages le régleur de combats choisira de partir de telle ou telle base d'arts martiaux, de bagarre de rue, de boxe etc. pour sa chorégraphie. Nous nous avons tendance à tous partir de la même base à peine renouvelée.

On pourrait dire qu'il y a une sorte de fossé entre l'escrime artistique et notre époque : celle-ci nous propose de revivre les films de cape et d'épée à la mode dans les années 50 ou 60, mais bien des pratiquants jeunes n'ont pas connu ces films, ni même l'époque où ils étaient régulièrement diffusés à la télévision. Les flamboyances d'Eroll Flynn ou de Jean Marais appartiennent au passé et paraissent assez désuètes à beaucoup. Notre époque aime le rude, le sanglant, le spectaculaire. Si l'on sacrifie du réalisme c'est plus pour rajouter du mouvement, de la cascade et surtout de l'impact, pas pour édulcorer le combat.

La Contretemps Cie nous présente des spectacles plus en phase avec notre époque avec force cascades (qui demandent une excellente condition physique).


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Il faut évidemment nuancer ce côté hors-sol, beaucoup de chorégraphies actuelles intègrent des mouvements originaux, parfois issus de traités, parfois juste inventés et créatifs. On n'a pas rien fait depuis les années 1960, mais par contre ce sont toujours les mêmes coups de bases irréalistes que l'on enseigne, à l'heure des AMHE et d'un mouvement vers plus de crédibilité dans la bagarre de cinéma et même dans le catch (pourtant de base très irréaliste et spectaculaire). Le catch subit l'influence des Arts Martiaux Mixtes avec, d'ailleurs, l'arrivée de quelques athlètes issus de l'UFC, tout comme l'escrime de spectacle devrait normalement subir l'influence des AMHE. Il me semble donc légitime d'interroger un vrai besoin d'évolution.

On pourrait évidemment revendiquer une autonomie totale de l'escrime artistique et donc assumer ce côté "hors-sol", ce que certains font d'ailleurs. Néanmoins une pratique peut-elle être aussi déconnectée de tout ? Nous sommes censés simuler des combats, souvent dans des situations historiques, avec des armes qui ont le plus souvent existé et à une époque où l'on redécouvre le combat historique. Devons-nous à ce point être coupé du reste de notre époque ? Ou devrions-nous repartir de bases fondées sur la réalité du combat et des armes ?

Si vous lisez ce blog depuis quelque temps vous savez que j'estime qu'il est plus intéressant de se baser sur le réel, quitte à s'en éloigner sur certains points en assumant cet éloignement sur ces points précis. Partir d'armes et de techniques réalistes et historiquement sourcées permet de s'ancrer dans une référence commune avec tous : la réalité. Cela n'empêche pas forcément les sauts, les voltes ou même les fils, on sait qu'ils ne sont pas réalistes mais on sait aussi qu'ils feront leur effet. Cela évitera le côté "hors-sol".

On finira avec cette vidéo du groupe Warlegend qui nous présente un combat réaliste, basé sur des coups historiques avec de la tension, du sang , de la rage et du spectacle. Un modèle à suivre pour moi.



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