samedi 14 décembre 2019

Non, non et non, on n'attaque pas les jambes en première intention !

Chez beaucoup d'escrimeurs artistiques la jambe semble être une zone d'attaque normale, tout aussi légitime que le tronc ou la tête (on ne voit d'ailleurs pas assez d'attaques de taille au visage alors que c'est une cible logique et bien plus mortelle que le tronc où l'attaque a toutes les chances de toucher seulement le bras mais bon, c'est un autre débat). Or cela pose clairement  un problème de réalisme que nous allons exposer ici. En effet, avec une seule arme, attaquer la jambe c'est s'exposer à une mort rapide et humiliante. Nous verrons cependant que, dans certains cas, il est possible d’attaquer les jambes, mais avant cela il faut en revenir à la géométrie...

Le problème quand on attaque à la jambe
Giganti - 1606

La géométrie, Pythagore et les épées

Allez, faisons souffrir les allergiques aux mathématiques et remémorons-nous un vieux théorème appris à l'école primaire. Il est attribué à Pythagore, philosophe grec du VIe siècle originaire de Samos et connu pour ce théorème et une doctrine mystique quasi sectaire autour des mathématiques diffusée en Grande-Grèce (le Sud de l'Italie, alors colonie grecque). Rappelons-nous donc ce magnifique théorème :

"Dans un triangle rectangle, le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés"

soit

"a2 + b2 = c2."

L'hypoténuse, le côté qui n'est pas à angle droit, est donc toujours le plus long des trois.

L'hypoténuse est toujours plus longue que le plus grand des côtés
Traduit en termes d'escrime cela signifie que si vous et votre adversaire vous tenez droits, la distance à parcourir pour toucher la jambe est plus longue que celle pour toucher le corps. Vous devrez donc être plus près pour toucher la jambe. Du coup, si votre lame et votre bras sont à peu près de la même taille que ceux de votre adversaire, celui-ci vous touchera au tronc quand vous ne serez pas encore à portée de jambe.
Concrètement, la meilleure technique contre un coup à la jambe est donc de reculer le pied et d'envoyer un coup au visage de l'adversaire. C'est encore plus efficace si celui-ci penche le corps en avant pour essayer d'atteindre vos jambes et expose ainsi sa tête (sauf en GN parce que le plus souvent on n'a pas le droit de toucher la tête, ce qui est très frustrant !). On voit cette situation dans quelques traités, pour les autres elle est probablement trop évidente pour mériter d'être décrite.

Au pire, si l'adversaire s'engage énormément il aura peut-il un peu votre jambe mais vous lui aurez ouvert le crâne ou enfoncé votre lame dans l’œil. On peut donc résumer la situation par la formule mathématique suivante :

"Attaque à la jambe en première intention = suicide"
C'est biomécanique comme diraient certains, implacable, une erreur de novice qui n'aura jamais l'occasion de s'améliorer (sauf si vous faites de l'épée sur une piste d'escrime). Ne faites pas ça chez vous quoi !

Le blog An elegant weapon for a more civilized age a d'ailleurs consacré un article sur ce sujet que je vous invite à lire.

La parade face à une attaque à la jambe est simplement de retirer la jambe et d'attaquer la tête...
Henry Angelo - 1798

Attaquer aux jambes avec deux armes

Bon, allez, en fait il est quand même possible d'attaquer aux jambes dans certaines circonstances. Le plus simple est de disposer d'une seconde arme qui peut vous couvrir idéalement un bouclier, le plus grand possible. Le bouclier permet de vous protéger du coup précédemment évoqué et d'avancer plus sereinement vers l'ennemi. Thomas Page nous l'explique ainsi avec la targe que les Clansmen des Highlands portaient encore à son époque :

"With the target the cuts at the Leg are differently made than without it, for under Cover of that it is safe to go down to either Outside or Inside, without recienving a Trown first"

"Avec la targe, les coups aux jambes sont effectués différemment, sous sa couverture, il est plus sécurisé de descendre autant vers l’extérieur que vers l’intérieur sans recevoir
de frappe auparavant."

 Thomas Page - The Use of the Broadsword - 1746
Trad. Eric Lebeau, Sébastien Vendroux & De Taille et D'Estoc
En combat viking la jambe est même une cible privilégiée, il faut dire que les boucliers de grande taille utilisés ne laissent visibles que les jambes et la tête, les autres parties du corps devant faire l'objet d'une action particulière pour les découvrir. Mais seul le bouclier permet de s'approcher assez facilement de l'ennemi. Il en va de même pour la plupart des combats au bouclier même si nous possédons peu de sources concernant ceux-ci.

La chose est également vraie dans une moindre mesure avec des armes moins couvrantes comme des bocles ou des dagues de main gauche. Avec ce type d'armes, l'idéal pour attaquer aux jambes reste de le faire suite à une parade où vous prendrez le contrôle de l'arme adverse et avancerez sur lui ainsi protégés. En étant près de l'adversaire les jambes vous permettent de porter un coup avec ampleur et de ne pas être trop court. Prendre le contrôle est important car ces armes ne sont pas aussi couvrantes qu'un vrai bouclier et laisserait trop de cibles vulnérables.

Attaque à la jambe après une parade de coup à la tête dans le livre de combat de Paulus Kal (années 1470)
@ Bayerische Staatsbibliothek

Attaquer aux jambes avec une seule arme

Ainsi, il est possible d'attaquer aux jambes quand on a un bouclier pour se couvrir ou une arme dans l'autre main pour contrôler l'arme adverse. Mais c'est également possible si l'on ne dispose que d'une seule arme à certaines conditions et certainement pas en première intention !

Là encore laissons de nouveau parler Thomas Page :


"Une frappe à la jambe est uniquement utilisée en combat singulier, et est, si vous touchez, une frappe incapacitante.

Dans la première méthode, sa pratique est de recevoir une frappe intérieure et au lieu de frapper une extérieure, avancez-vous un peu, plongez votre corps et au même moment transférez le poids de la jambe gauche vers la droite, emmenez votre pointe sous l'épée de votre adversaire, et frappez promptement le mollet de sa jambe, bondissez en arrière comme depuis une fente, sous la couverture d'une garde de Saint George.


Ce coup, bien qu'extrêmement sécurisé en soit, ne doit jamais être utilisé face à un maître du minutage car si il glisse sa jambe droite en arrière et croise de coté sa jambe gauche, et vous minute que ce soit vers l'intérieur ou l'extérieur, au choix, il vous touchera soit à la tête soit au bras. La seconde manière de descendre vers ses jambes est de loin la plus sûre des deux, et est effectuée en plongeant son corps très bas à mi-épée sous une garde de Saint George, en faisant une feinte aux jambes, en se recouvrant sous une Saint George, en donnant une ouverture à la tête et au même moment, en feintant à nouveau vers les jambes, mais en stoppant complètement avec une garde de Saint George, frappez avec célérité en bas vers l'extérieur de la jambe, puis bondissez en arrière comme précédemment"


 Thomas Page - The Use of the Broadsword - 1746
Trad. Eric Lebeau, Sébastien Vendroux & De Taille et D'Estoc

N.B. : La garde de Saint-George correspondrait plus ou moins à une quinte pour nous.

On voit ainsi toutes les précautions que prend l'auteur pour attaquer les jambes. Il y faut énormément de préparation pour la seconde technique et la sécurité d'une prompte esquive et parade après avoir pourtant pris le contrôle de l'arme adverse pour la première.

De même, en escrime sportive à l'épée, l'attaque au pied se fait en général après une préparation, souvent une feinte au bras pour plonger ensuite au pied.

L'attaque main-pied par Michel Sicard

Enfin, face à quelqu'un équipé d'une arme plus courte qui se serait rapproché l'attaque à la jambe laissera plus de liberté ensuite pour, par exemple, passer à une parade en suspension. Elle est pertinente ainsi à l'épée longue contre un messer ainsi que nous le montre Albrecht Dürer ou encore Paulus Hector Mair.

Projet de livre de combat d'Albrecht Dürer (1512)
 
***

Encore une fois j'espère vous avoir convaincus de ne pas lancer ce genre d'attaque inconsidérément. Certes, ces attaques permettent de faire les classiques esquives par retrait ou par saut que nous apprenons tous ou presque, mais elles ne doivent pas être lancées n'importe comment. Une attaque au pied se prépare et il n'y a pas de raison que cela ne soit pas le cas dans la simulation de combat qu'est censé être un combat d'escrime artistique. Bref, pensez-y et rendez vos attaques crédibles !

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