samedi 8 décembre 2018

Faut-il abandonner les rapières à lame triangulaire ?

Allez, mettons les pieds dans le plat et penchons-nous sur nos pratiques. J'ai commencé comme vous avec ce type d'arme mais je me suis, depuis, posé beaucoup de questions. Et sous ce titre un peu polémique je veux ici faire un point sur cette arme propre à l'escrime artistique et surtout sur son maniement le plus fréquent à base de coups de taille (dont les origines ont en grande partie été étudiées dans cet article de Michaël Müller-Hewer et dont je parle également ici).

Des armes pratiques...

D'où viennent ces armes ? D'où vient la pratique de monter une lame triangulaire similaire à l'épée sportive (quand cela n'en est pas une) sur une garde de rapière (ou parfois d'épée de cour mais là c'est déjà plus logique) ? Probablement des débuts de l'escrime artistique au XXème siècle et de l'influence de l'épée et du sabre sportifs sur celle-ci. Ce type d'arme a été conservé et est parvenu dans nos salles d'armes en participant à des dizaines de films et des centaines de représentations théâtrales, c'est que ces armes ont tout de même quelques avantages.

Rapière à lame triangulaire et coquille en bol typique de l'escrime artistique française
(en vente chez Planète Escrime)
Tout d'abord, et c'est probablement leurs origines, elles permettent un maniement qui n'est pas trop éloigné des armes sportives et donc plus facilement assimilable par un enseignant ou un élève déjà formé à l'épée-fleuret-sabre.

Ces armes sont aussi plutôt légères et sont adaptées à tous les escrimeurs et escrimeuses, même les moins forts physiquement. Pas besoin de gagner en force pour pouvoir les manier correctement et effectuer avec tous les mouvements de taille et d'estoc ! De même, leur légèreté les rend assez peu dangereuses sur un coup de taille mal retenu, on risque le plus souvent un coup de fouet, un bleu, mais pas la fracture ou la commotion cérébrale comme cela pourrait être le cas avec des lames plus lourdes. Là encore elles sont intéressantes pour les débutants. Leur légèreté permet également de pouvoir faire des mouvements complexes, d'aller vite, ou de rattraper plus facilement un tempo qu'une arme plus lourde dont il faut gérer l'inertie.

Ensuite, malgré leur légèreté ces armes ont un aspect d'armes et non d'outils d’entrainement. De plus, le public est tellement habitué à voir des coups de taille portés avec ces armes qu'il les pensera réellement dangereux dans une sorte de fiction consentie et entretenu par des centaines de représentations.

 Les trois mousquetaires réalisé par Bernard Borderie en 1961
La chorégraphie a du mouvement, du panache, mais on est loin du réalisme avec ces grands coups de taille

Enfin, autre avantage non négligeable, ces armes sont très faciles à trouver et relativement bon marché. On peut même adapter des lames d'escrime sportive vendues peu chères pour baisser encore le prix. Pour le débutant qui n'est pas encore assez dévoré par la passion pour se ruiner en costumes et en armes ou pour un club qui doit pouvoir équiper une partie de ses escrimeurs c'est non négligeable !

...mais pas vraiment idéales

 Malheureusement l'utilisation de rapières à lame triangulaire présentent quelques inconvénients de taille.

Tout d'abord il ne s'agit pas vraiment d'une arme historique. Les rapières historiques ont pu avoir des lames de formes très différentes, à section plate, ovale, en croix ou même triangulaire, les lames étaient relativement fines mais pas au même point qu'une lame d'escrime moderne. On peut donc considérer que nos lames triangulaires sont probablement trop fines, même probablement les lames dites "mousquetaires". On a donc une arme un peu étrange avec une garde assez massive et une lame très fine. Ceci ne vaut évidemment pas pour les épées de cour dont une bonne partie avait des lames triangulaires.

Rapière historique (1625-1645) avec garde "à la Pappenheim" conservée au Musée de Leeds
Mais le principal problème reste qu'une lame à section triangulaire est une lame dédiée à l'estoc et inefficace ou presque pour porter des coups de taille. Même avec un coup de taille très puissant comme le quarterblow décrit par J. Swetnam (et qu'on n'est pas censé porter si l'on a pas une arme dans l'autre main pour se protéger) on fera au pire une belle entaille, rien qui n'invalidera l'adversaire. Il est résulte que les seuls coups intéressants sont de petites attaques au visage ou au cou, mais l'essentiel des coups devront être des coups d'estoc. Or cela rend tout de suite l'arme plus compliquée pour les débutants. Les coups d'estoc sont toujours forcément un peu plus dangereux que les coups de taille, même si ils visent le nombril et sont effectués hors distances. Ils sont aussi un peu plus compliqués puisqu'ils nécessitent de mieux maîtriser les distances d'attaque et de parades et, pour rendre le combat intéressant, des techniques comme le dégagement ou le coupé. Utilisée selon sa logique propre, l'arme à lame triangulaire n'est donc plus tout à fait l'arme idéale pour le débutant !

Quant à la légèreté elle peut également être un inconvénient. Elle en fait des armes très rapides et fines, difficiles à voir pour le public. Il en résulte que de nombreux escrimeurs exagèrent leurs mouvements pour que le public puisse mieux voir et comprendre ce qui se passe et pour que les mouvements de lame ne soient pas trop rapides (ce qui arriverait si ils étaient effectués avec les doigts ou le poignet). Utiliser des lames plus lourdes et plus larges (donc plus visibles) permettrait de combattre avec des mouvements plus réalistes et à une vitesse restant malgré tout facile à suivre pour le spectateur. La lame triangulaire amplifie donc la sensation d'irréalité et d'exagération du combat.

Des alternatives possibles ?

On peut donc légitimement se poser la question des alternatives aux rapières à lames à section triangulaire. Dans l'idéal on recherche une arme et une technique historiques, pas trop lourde, peu dangereuse et pas trop compliquée à manier pour un débutant, on recherche aussi idéalement une arme pas trop chère et pas trop difficile à trouver. Enfin il faudrait qu'elle puisse évoquer une ou plusieurs périodes parlant au grand public. On examinera ici quelques candidats possibles.

Le sabre et le sabre d'abordage

J'ai déjà évoqué le sabre d'abordage dans mon article sur les armes des pirates. Il partage avec le sabre des techniques dont les bases sont assez faciles à assimiler pour un débutant et encore plus pour un escrimeur moderne. Les sabres sont des armes destinées essentiellement aux frappes de taille auxquelles on mêle quelques estocs ce qui convient assez bien aux débutants et à une escrime spectaculaire. On y mêle également facilement du corps à corps ce qui est toujours intéressant.

Sabre de bord dit "Louvois" au Musée national de la Marine
Les sabres sont souvent d'un poids raisonnable et peuvent être plus ou moins bien équilibrés selon les modèles. Cela peut les rendre difficile à manier par les escrimeurs les plus frêles et demander un peu d'adaptation pour certains autres. De plus, les blessures liées à un coup mal maîtrisé peuvent être plus dangereuses qu'avec une lame triangulaire, il faut donc être plus attentif et passer plus de temps à apprendre à maîtriser ses coups.

Pour ce qui est des personnages et époques on est surtout au XIXème siècle pour le sabre d'officier ou de cavalier et au XVIIIème voire au XVIIème pour les sabres des pirates et des flibustiers. Les combats ou duels de cavaliers ou d'officiers de l'armée parlent à l'imaginaire et les pirates encore plus. De ce point de vue les sabres sont donc des candidats très intéressants !

Pour ce qui est du prix et de la disponibilité il n'est pas toujours évident de trouver un sabre adapté à l'escrime de scène à des prix raisonnables. Il faut souvent aller sur des sites anglo-saxons et être prêt à émousser les pointes.
Combat au sabre présenté par la troupe d'escrime scénique russe "Volte"
Championnats du monde 2016 - médaille de bronze

L'épée de côté

Le terme "épée de côté" est une traduction de l'italien "spada da lato" qui désignait l'épée que les nobles (et certains bourgeois) portaient au côté durant la Renaissance. En Espagne elle était nommée "espada ropera" ("épée de robe"), terme qui a donné le mot "rapière" qui était d'ailleurs souvent le nom par lequel on désignait ces épées à l'époque. Le XXIème siècle éprouve le besoin de distinguer ce épées de celles qui leur ont succédé et donc d'utiliser un terme différent. Ces armes sont plus ou moins les ancêtres de ce que nous nommons, nous, rapières, et les techniques de maniement des rapières en sont héritées. Ainsi l'escrime italienne à la rapière a d'abord été conçue pour des épées de côté et a évolué avec les armes qui s'allongeaient, il en va plus ou moins de même pour la Destreza.


Épée de côté au musée de Neuchâtel. Photo par Rama
Concrètement il s'agit d'une épée à une main d'une longueur d'environ 1 mètre (les épées à une main médiévales étaient en général un peu plus courtes) et d'un poids allant de 0.75 à 1.7 kg. La main bénéficie en général d'une protection plus ou moins élaborées, au moins des anneaux parallèles à la lame permettant de la crocheter avec l'index ou l'index et le majeur et créant un ricasso. C'est une arme équilibrée, maniable (sauf pour les versions les plus lourdes), permettant de frapper d'estoc et de taille et d'utiliser des techniques complexes qui ont été développées pour elles.

Même les versions les plus légères pourraient, tout comme le sabre, être un peu lourdes pour certains escrimeurs débutants. De plus, tout comme le sabre, l'arme est plus lourde donc plus dangereuse et plus difficile à stopper ce qui est évidemment un problème pour les débutants.

En revanche la plupart des techniques utilisées en escrime de spectacle devraient pouvoir fonctionner avec cette arme. Et si l'on veut y mettre plus d'historicité on a le choix entre les techniques italiennes (beaucoup d'estoc et de vivacité), espagnoles (technicité de la Destreza) et allemandes (beaucoup plus de coups de taille) voire françaises avec le traité de d'Henri de Saint Didier (1573).

Désarmement tiré du traité d'Henri de Sainct-Didier (1573)
Concernant les rôles et les périodes on a une période s'étalant essentiellement sur tout le XVIème siècle voire le début du XVIIème et donc en France aussi bien la Renaissance française que les sombres Guerres de religion ce qui laisse présager de nombreux scénarios possibles ! Les personnages sont plutôt des nobles ou des bourgeois, des héros de romans aux beaux vêtements qui font facilement rêver.

L'épée de côté pourrait donc être une très bonne alternative. Cependant il est plus difficile de se procurer ces armes à des prix corrects et adaptées à notre pratique. La problématique sur ce point est assez similaire à celle qui concerne les sabres.

Le dussack, le messer et le fauchon

Ces armes sont différentes mais dérivent les unes des autres. Le messer (littéralement "couteau" en allemand) est une forme de fauchon, cette arme secondaire des fantassins du Moyen-âge et qui devient celle de beaucoup de ceux de la fin de Moyen-Âge, le dussack (braquemart en français) étant celle Renaissance et du Grand Siècle (voir l'article de Roger Norling). Le dussack désigne également, dans les manuels d'escrime de l'époque, l'arme d'entraînement en bois (parfois recouverte de cuir) pour utiliser ces techniques.

Dussacks en bois inspiré des illustrations des traités de Joachim Meyer
Disponibles sur la boutique etsy Korgorusha

Même si d'autres auteurs ont pu écrire avant lui sur cette arme, c'est Hans Lecküchner en 1478 qui en a donné les techniques les plus variées. En adaptant l'escrime à l'épée longue de Johannes Lichtenauer à cette arme (voir l'article d'Olivier Dupuis "Des couteaux à clous ou pourquoi l’épée seule est si peu représentée dans les jeux d’épées et livres de combat au Moyen Âge" dans l'ouvrage dirigé par Daniel Jacquet L’art chevaleresque du combat - Éditions Alphil-Presses universitaires suisses - 2012). Il a posé les fondements d'une escrime qui a ensuite été reprise dans les traités de dussack des XVIème et XVIIème siècles. Il s'agit d'une escrime avant tout de taille avec quelques estocs. Les coups sont souvent amples et les parades exécutées en mouvement (parades du tac). Il s'y ajoutent des saisies et des prises jusqu'au milieu du XVIème siècle ce qui amène de la variété dans les techniques et de l'engagement dans le combat. Cela peut être assez spectaculaire, moins technique que la rapière historique mais cela parle immédiatement au spectateur. En revanche c'est très différent de l'escrime moderne : les pieds sont inversés comme en escrime médiévale, les gardes sont très spécifiques et les parades détournent l'arme adverse plutôt qu'elles ne la contrent.

Technique de prise avec messer issue du traité de Lecküchner
Ces armes ne sont pas excessivement lourdes (mais toujours, comme pour le sabre et l'épée de côté, un peu lourdes pour les escrimeurs les moins robustes) et les versions en bois ont l'avantage d'être peu dangereuses (car le tranchant est plus large). On peut imaginer commencer avec des combats d'entraînement en utilisant des armes en bois puis passer à l'acier. Si l'on est prêt à acheter plusieurs armes et costumes on pourra même utiliser cette base technique pour des combats de plusieurs époques allant du Moyen-âge au XVIIème siècle voire aux pirates.

Si cette multiplicité d'époques est intéressante l'utilisation de ces armes peut être moins intéressante du point de vue des scénarios possibles. Tout d'abord les débutants auront peut-être plutôt envie d'un combat bien sanglant plutôt que d'un combat d'entraînement (ils n'ont pas encore tout exploré et peuvent vouloir du sang). Ensuite ces armes sont surtout des armes de défense portées par de simples soldats ou, au mieux, des bourgeois. Les nobles et les héros portent des épées et l'on est donc cantonné aux rôles populaires qu'on ne peut pas puiser dans la plupart des romans d'aventures. Si cela peut être vu comme une intéressante justice sociale cela peut aussi parler beaucoup moins aux escrimeurs et au public.

Pour ce qui est des disponibilités et du prix, il n'est pas trop difficile de se procurer ou de fabriquer des dussacks en bois à un faible prix. Les fauchons médiévaux se trouvent également facilement chez la plupart des vendeurs d'armes médiévales. C'est en revanche plus compliqué de se procurer des messers ou des dussacks en métal, mais pas impossible non plus.


Pour conclure ?

On constate que les rapières à lame triangulaires ont encore quelques avantages comme celui de leur légèreté qui les rend adaptées aux débutants et aux escrimeurs les moins robustes. Elles ont donc encore probablement de belles années ou décennies devant elles. Cependant il existe tout de même de bonnes alternatives plus historiques et réalistes qui gagneraient à être plus utilisées, surtout par les escrimeurs expérimentés désireux de plus de réalisme. Ajoutons également une dernière alternative : le duraluminium qui permet de résoudre le problème du poids tout en gardant une forme historique !

Sabre en duraluminum disponible chez Armes Garcia

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