jeudi 11 mars 2021

Trahisons et self-défense en 1599

 
Aujourd’hui un sujet plus léger, ou en tout cas qui peut prêter à sourire pour nous, personnes vivant au XXIe siècle. On va décortiquer l’une des dernières traductions sorties sur le site de l’association De Taille et d’Estoc. Il s’agit d’un extrait du manuscrit écrit par Godinho, datant de 1599, coté MS PBA 58, et plus précisément les 7 derniers chapitres nommés les TRAHISONS. Vous trouverez le lien vers la traduction détaillée sur cette page.

Il s’agit d'évoquer des situations d’agressions et de self défense, un sujet rarement développé dans les ouvrages cette période, et n’ayant pas forcément de lien avec l’escrime. Godinho, rare auteur sur la pratique de l’escrime commune dans la péninsule ibérique, intègre dans son ouvrage cette thématique, nous faisant parvenir de lui une image de bagarreur (alors qu’il parle également d’escrime ludique dans son ouvrage).

École flamande, Scène de bagarre dans une auberge, Pierre Bruegel l'Ancien, XVIIe siècle

Si pour cette période historique, les sujets de la lutte et de la défense sont peu documentés, c’est sûrement, car ces situations de combat sont assez mal considérées par la noblesse de l’époque : les questions d’honneur se règlent, avant tout, les armes à la main et le combat à mains nues n’est pas digne de leur statut social. En revanche, il est fort probable que des jeux de luttes traditionnelles ont existé dans les classes populaires, mais ils n’ont pas fait l’objet d’écrits faute de moyens.


La 1re règle

La première règle pose le cadre : ici, il évoque les situations de rixe, suit à des discussions qui dégénèrent. Claude Chauchadis dans son étude sur le duel et le point d’honneur en Espagne, donne une liste des mots et offenses les plus commune ayant mené à des affrontements civils. En résumé, les situations suivantes : relation amoureuse, intérêts, manquement aux règles de courtoisie et préséance, injures (cocu, traître, hérétique, lépreux, sodomite, juif).


Autre aspect intéressant de ce 1er chapitre, Godinho sous-entend un possible déséquilibre dans le nombre de personnes engagées lors de l’affrontement. Cette dimension est omniprésente dans son ouvrage, le tournant ainsi vers la self-défense lors de certains chapitres. Il y a une notion d’agression et de démarche peu honorable dans les situations qu'il nous présente. Cela lui permet de justifier ces chapitres sur des méthodes peu orthodoxes.

Pour le reste du chapitre, c’est plutôt clair : chercher à minimiser le désaccord par des paroles d’apaisement pour s’approcher de son ennemi et le frapper du pommeau en sortant son épée.
Enfin, les quelques mots de fin montrent bien l’objectif, c’est-à-dire engager un combat armes à la main. On peut supposer que la situation initiale ne laisse pas trop le choix.




 2nd règle

La deuxième règle joint le geste aux paroles, en faisant également appel à la culture catholique fortement ancrée à l'époque pour faire baisser la vigilance de son adversaire. La technique est encore moins orthodoxe que la précédente : faire un signe de croix avec ses index pour aller les planter dans les yeux de l'adversaire dès que l'on est à portée. Le geste réussi, la prise d'ascendance est redoutable.



Il propose également une variante, en mixant la première règle avec l'utilisation du signe de croix de cette seconde règle. Mais à la place des doigts, cette fois, il utilise la garde de l'épée pour symboliser la croix .... comme quoi la symbolique religieuse de l'épée à l'époque peut avoir une certaine utilité martiale. 

 


3e règle

Le troisième chapitre intègre l'aspect vestimentaire pour déstabiliser son adversaire. L'extrémité de la cape est projetée vers les yeux de l'adversaire (voire toute la cape) afin de profiter d'un répit avant le combat. D'ailleurs, il ne dit pas d'engager le combat à la fin du chapitre, ce qui peut signifier que c'est plutôt une technique pour se dégager d'un adversaire et éviter un combat non souhaité.

La cape et le manteau étaient des accessoires de mode très repandus, car le climat hivernal était plus rude à cette période.


4e règle

Une autre situation de discussion avant un combat. Pour le coup, la technique est très simple, bras devant, pied derrière et on déséquilibre l’adversaire en le poussant par au-dessus sa jambe. Et si mettre le pied derrière s’avère difficile, forcer seulement avec le bras. Encore une fois, c’est l’effet de surprise qui est recherché, le combat avec n’est pas forcément engagé.. 


5e règle

Ce chapitre est plutôt riche : baffe, blocage de l’épée avant que l’adversaire ne la sorte de son fourreau, puis on sort la dague que l’on porte au côté. Là, on aboutit dans une situation qui devient relativement «sale» de combat rapproché où on n’a pas le choix d’éliminer rapidement l’adversaire.

Plusieurs aspects intéressants :

  • On cherche à empêcher son adversaire de sortir son arme, tout en sortant la sienne, ne lui ne permettant pas de se défendre.
  • Le positionnement de la dague sur le baudrier. L’arme est placée du même côté que l’épée (à gauche), peut-être plus en arrière de la ceinture pour faciliter son dégainage ?!
  • Éviter de faire cette règle quand l’adversaire a une dague car trop risqué. L’appréhension vis-à-vis des affrontements avec des armes de combat rapproché, généralement considéré comme particulièrement dangereux, est bien présente à cette période de la fin XVIe siècle.


En fin une variante ou option de cette 5e règle, avec une autre utilisation de la mode vestimentaire : cette fois, on écrase le chapeau de l’adversaire sur ses yeux pour le désorienter (ce qui est plutôt efficace) et avoir le temps d’enchaîner ou de fuir.



Godinho prévient d’observer si son adversaire est également armé d’une dague et de ne pas prendre le risque d’un affrontement avec deux armes courtes.

À noter que la dague n’est pas forcément une arme bien perçue par une partie de la population armée du XVIe siècle, notamment nobles et militaires (Godinho semble lui-même avoir intégré la dague dans son traité plus par effet de mode que par volonté de valoriser cette arme). De plus, comme le développe C.CHAUCHADIS dans sa thèse, au XVIe et au XVIIe siècle, les belligérants qui ont souvent un sens de l’honneur prononcé, n’apprécient pas de combattre un adversaire alors qu'il y a une forte asymétrie dans l’armement.

 


6e règle

Encore une technique très simple pour déstabiliser l’adversaire, un grand fauchage, toujours en sécurisant l’arme adverse avant qu’il ne la sorte. On peut imaginer que pour donner suite à ce fauchage l’une des options précédentes s’offre à nous : sortir l’épée ou la dague ou fuir.

https://media1.tenor.com/images/da4ddcb3f50866240c575292e815123c/tenor.gif?itemid=17770253



7e règle

Le dernier chapitre nous offre une technique digne d’un combat de film de cape et d’épée : jeter du sable dans les yeux. Mais attention, ici, on anticipe une possible agression : le sable, suffisamment fin, est ramassé par terre bien en amont du combat, et il est gardé dans une poche ou une bourse pour être projet dans les yeux en cas d’agression. Et attention, il est également possible d'en avoir plusieurs. La situation décrite ici est extrême, Godinho va jusqu’à comparer l’affrontement avec une corrida en empruntant du vocabulaire spécifique à cette activité (capadores, museau, etc.).

Enfin, il ajoute trois notes pour conclure ce dernier chapitre :

  • Le chapeau peut être abaissé sur les yeux.
  • La cape peut être lancée comme à un taureau.
  • Tu profiteras de cette règle en la prenant, seul dans une maison.


Pour conclure sur cette approche de la self défense et plus précisément de tout ce qui se passe avant d’engager le combat, il est important de rappeler que certaines de ces techniques sont avant tout pour but de produite un maximum de dommage sur l’adversaire et le convaincre de ne pas aller plus loin. Certaines sont dangereuses à appliquer.


Pour conclure

Comme évoqués au cours de l’article, ceux sont des pratiques quelque peu déshonorantes pour le contexte de cette période de transition entre le XVIe siècle et XVIIe siècle. Toujours, concernant le contexte, il est important de rappeler les mœurs qui influencent les méthodes décrites :

  • Le poids de la religion dans l’Espagne et le Portugal du XVIe.
  • Le statut social et l’émergence de la petite noblesse, hidalgo, ayant un sens particulièrement développé de l’honneur (influencé par les règles historiques dans leur pays en ce qui concerne le duel)
  • Certaines villes ou régions, réputées violentes (ex : c’est le cas de Valence au début du XVIIe), et inversement, d’autres zones où le pouvoir royal ainsi que la Justice sont beaucoup plus actifs dans la répression de la violence.

On note également (comme souvent en self défense) les préconisations visant à utiliser les habits et de la mode vestimentaire de l’époque dans ces situations d’agression.

Enfin, je me dois de rappeler que ces techniques sont destinées à se défendre dans une situation d'agression et dans un contexte du XVIe siècle, donc peu déclinable en escrime de spectacle sans une bonne maîtrise de la cascade. 

Le mot du Capitaine :

Par le Capitaine Fracasse

Je ne peux m'empêcher de rajouter quelques lignes sur l'intérêt de toutes les situations et techniques décrites dans le cadre de l'escrime de spectacle. Si, en effet, beaucoup d'entre elles demandent une certaine maîtrise de la cascade, elles n'en sont pas moins intéressantes dans le récit d'un combat. Un combat a un début, un milieu et une fin et c'est ce que nous mettons en scène. Tout ce qui est décrit ici c'est comment commence le combat (et peut éventuellement finir très vite) avec notamment la volonté de Godinho de pouvoir tirer l'épée en ayant éventuellement éliminé un ou deux adversaires auparavant.

Nous avons donc des exemples concrets et historiques de début de combat, du moment où, après une montée de tension, on bascule dans la violence. Le fait que ces situations soient le plus souvent inégales (un personnages agressé par plusieurs autres) ajoute plus de crédibilité : plusieurs "voyous"/"brigands" agressent quelqu'un et se sentent donc plus forts en groupe, l'agressé qui maîtrise les armes ne se laisse pas faire et parvient, grâce à ces ruses, à se rendre la situation moins défavorable et à aboutir, par exemple, à un duel. Cela peut également permettre d'intégrer un ou deux figurants pour introduire le duel, des escrimeurs qui n'auront qu'une technique à répéter parce qu'ils se font éliminer directement. Cela met du monde sur scène et cela rend les choses plus vraies. Je ne peux donc que vous encourager à les travailler ou du moins à vous en inspirer !

 

EDIT : Suite à cet article Les Bretteurs de Saint-Jean ont testé et mis en scène ces Trahisons, et ça fonctionne plutôt bien !

Éléments de documentation :


https://drive.google.com/file/d/1aaUk4UpLKxv3E36Nz71Q-G911aDLtteR/view?fbclid=IwAR1ZsSmrVxl_zcc2KYehmi0YN7nKcHQ8Ki6ZYMC-CVvUELKzLGe1cft_Uuc



La loi du duel, Claude CHAUCHADIS - Presses universitaires du Mirail (1997)





Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire