Chose très inhabituelle ici, je vais vous parler d'un de mes projets. Il y a un an de cela nous avons tourné un court-métrage dont j'étais le réalisateur : les 7000 Marches. Toute une série de circonstances ont fait que le projet est finalement sorti en Avril 2024 sur Youtube. Ce court-métrage compte deux combats (on ne se refait pas) et l'un des personnages principaux, Lydia, combat à l'épée-bouclier (enfin fauchon-bouclier plus exactement mais le principe est le même). Or, en revoyant les combats j'ai été agréablement surpris du rendu du bouclier, du récit visuel qu'il racontait, de l'effet qu'il faisait. Je ne m'y attendais pas forcément et je pense que cela mérite d'être souligné car c'est une arme trop peu utilisée en escrime de spectacle, et souvent assez mal. Notons d'ailleurs que j'avais déjà écrit un article sur le sujet il y a bien longtemps. Après une mise en contexte nécessaire, analysons l'effet que rend le bouclier.
Mise en contexte
Le contexte du film
Ce paragraphe résume une partie du film et dévoile des éléments importants de l'intrigue. Si vous avez envie de voir ce film et d'en garder la surprise je vous invite d'abord à le visionner. Soit en cliquant sur ce lien, soit sur la vidéo à la fin de l'article.
Les 7000 Marches se déroule donc dans un monde fantastique plus ou moins inspiré du Moyen-Âge et surtout de deux univers : celui de Skyrim et du Seigneur des Anneaux. Il y emprunte même des personnages : ainsi Lydia est généralement le premier compagnon que vous obtenez dans Skyrim, le personnage de notre film a également quelques traits communs avec Sam Gamegie. Philippe est une sorte de Gollum humain et le Gardien du souterrain évoque une version d'Arachne sous une forme humaine. Lydia sert fidèlement l'héroïne et se méfie de Philippe. C'est elle qui porte le bouclier, d'abord parce que, dans le jeu, son équipement de base comprend une armure et un bouclier. Le ton du film se veut à la fois épique mais aussi assez léger avec de très nombreuses références.
Les deux femmes se retrouvent confrontés à deux combats dans le film. Le premier est un combat contre des brigands rencontrés en chemin. L'héroïne se retrouve à une contre deux tandis que Lydia affronte une brigande imposante armée d'un puissant gourdin manié à deux mains. Ce combat est d'abord là pour mettre en avant les qualités martiales des deux femmes. Montrer qu'il s'agit d'héroïnes sachant se battre et se sortant de cette situation toutes deux sans égratignure. Lydia doit gérer un personnage ayant plus d'allonge et de puissance qu'elle, incarnant presque exactement l'archétype de la Brute dans mes modèles de personnage. Elle doit donc réussir à approcher sans prendre de coup ce qu'elle parvient finalement à faire en gardant son sang-froid après plusieurs tentatives.
Le second combat n'est pas à l'avantage des héroïnes, pourtant à deux contre un face à un personnage surpuissant et aux relents de surnaturel : le Gardien du souterrain. Celui-ci contre toutes leurs tentatives, envoie Lydia contre un poteau, désarme l'héroïne et les deux femmes parviennent à le passer en fuyant au prix de la perte de l'essentiel de leur équipement. C'est finalement le bouclier de Lydia qui permettra de les protéger à la fin. Notons qu'en dehors de la fin c'est encore elle qui attaque le Gardien, qui entre dans sa distance. Selon L'esprit de l'épée elle serait une "ouvreuse", elle a l’initiative de l'action et ne l'attend pas. Il n'y a qu'à la fin qu'elle est "fermeuse" où elle se défend. Voilà pour ces deux combats.
Le contexte de tournage
Il est important d'évoquer le contexte de tournage pour voir un peu les limites et la distance entre l'idéal recherché et ce que l'on a concrètement réussi à faire. Tout d'abord ce tournage est presque entièrement amateur, seul le chef opérateur est vidéaste professionnel, tous les autres participants, acteurs ou "techniciens" sont amateurs et personne n'est rémunéré. Il n'y a d'ailleurs presque aucun budget et les caméras, costumes et décors sont ceux des acteurs, du chef opérateur, du réalisateur ou de l'association Les Bretteurs de Saint-Jean.
Ce contexte amateur fait que l'on a du composer avec les emplois du temps des uns et des autres pour trouver des dates de tournage ou répéter. Beaucoup de combattants étaient également pris en parallèle par d'autres projets et les combats n'ont pas forcément pu être répétés avec autant de soin qu'un idéal l'aurait exigé. De plus les niveaux des combattants sont assez variables : deux des brigands n'avaient qu'une ou deux années d'escrime, tandis que d'autres (le chef de brigands et le Gardien du Souterrain) dépassent largement les 10 ans d'expérience.
Les combats ont principalement été créés par les participants eux-mêmes d'après une sorte de cahier des charges que je leur avait donné. Cependant je me suis tout de même beaucoup impliqué dans le combat de Lydia contre la brigande au gourdin. Pour le combat de l'héroïne à 2 vs 1 je voulais un combat très dynamique et qu'elle gère cette situation sans être véritablement en danger. Dans le combat de Lydia contre la brigande je voulais un combat basé sur la gestion de l'entrée dans la distance de l'autre, sur la gestion d'une adversaire puissante mais plus lente et moins expérimentée. Concernant le combat contre le Gardien des Souterrains je voulais qu'il semble invincible, qu'au moins une des deux soit projetée dans le décor et j'avais envie que le contre du désarmement dans l'épée longue de Fiore soit montré.
Pour le maniement du bouclier, je voulais que Samantha, l'actrice qui joue Lydia, ait un maniement très historique de son arme, en le gardant au maximum devant elle, prêt à la protéger. J'aurais également souhaité qu'elle puisse ne jamais sortir sa main droite de sous son bouclier mais elle n'avait jamais manié cette arme autrement et n'a pas eu le temps d'acquérir ce réflexe.
Les combats ont à chaque fois été tournés d'une traite (ou divisé en deux parties pour le dernier) avec plusieurs prises sous 2 ou 3 angles différents, presque dans les mêmes conditions que pour un spectacle devant du public. Cela permet de garder le dynamisme et de ne pas commencer à un premier coup à chaque fois. Et avec des escrimeurs de spectacle ils sont de toutes façons entraînés à cela.
Malgré toutes ces contraintes je ne suis pas mécontent du résultat de ces combats même si, évidemment, on aurait pu faire mieux. Je me suis d'ailleurs résolu à accélérer légèrement (de 10%), la vitesse des combats contre les brigands pour rajouter plus de dynamisme à l'ensemble. Mais ma grande surprise a été l'effet produit par le bouclier.
Une photo du tournage (oui, tout bon réalisateur se doit de porter une casquette) |
Les surprises du bouclier
Première surprise : le son !
Ma première surprise fut le son produit par les coups sur le bouclier. Certes, je savais que cela pouvait être bruyant, pour travailler régulièrement à côté de personnes pratiquant du combat viking je l'avais pourtant expérimenté. Mais je ne m'étais jamais rendu compte à quel point un gourdin ou une épée longue frappant un écu légèrement courbe résonnait. Le son est très fort, au point que, si j'ai pu rajouté quelques sons au montage, je n'en ai jamais eu besoin pour le bouclier. Le son que vous entendez lors des combats est celui de la prise de son, il n'a pas été amplifié. Ce son donne tout de suite une impression de brutalité, d'affrontement, on imagine la violence des coups même si les coups restaient en fait maîtrisés par les combattants et combattantes.
Outre la vidéo où l'on peut évidemment travailler le son comme on veut, c'est surtout pour le combat sur scène ou en extérieur que c'est intéressant. Cela impressionnera très vite le public qui s'inquiétera pour la personne qui porte le bouclier.
Notons que même le son du coup de bouclier est original. Il n'a évidemment pas été obtenu en frappant la tête de l'actrice mais elle met simplement sa main au dernier moment pour produire ce son.
Bong !!! |
Le récit du bouclier
Comme dit plus haut, dans les deux combats Lydia utilise essentiellement le bouclier de façon active, en "ouvrant", c'est à dire que c'est elle qui va vers l'adversaire et elle reçoit très rarement ses attaques. À chaque fois elle y va sous la protection de son bouclier qui forme une barrière mobile prête à contrer l'attaque qui ne manquera pas de venir. Une fois qu'un ou deux coups bruyants ont été parés cela souligne l'impression de d'entrer dans une zone de danger encore mieux que si elle n'avait pas de bouclier (alors que le danger serait encore plus grand face à une arme avec plus d'allonge). Chaque fois qu'elle entre dans la distance de danger de son adversaire on le ressent, on attend les coups qui vont pleuvoir. Le bouclier a vraiment cet intérêt de renforcer cette impression.
En défensif le bouclier justifie aussi très bien qu'on pare plusieurs coups facilement. Visuellement on comprend bien que la porteuse de bouclier peut se défendre contre de nombreux coups. Plus qu'avec d'autres armes cela justifie la longueur du combat. D'ailleurs notons que les romans de chevalerie décrivent souvent des combats interminables entre deux chevaliers revêtus de mailles, de heaumes et armés de bouclier. Ainsi, même si on a une impression de danger on sait que la faille ne sera pas si facile à trouver et on guette l'instant où elle pourrait l'être.
Enfin le bouclier permet de faire facilement des charges comme Lydia en fait une dans le combat avec la brigande, profitant d'un contretemps et coinçant ainsi le gourdin de celle-ci pour arriver au contact et utiliser les capacités de son arme plus courte. Le bouclier accentue cette impression de masse lancée en avant et on en imagine bien l'impact. Avec le recul il aurait peut-être été intéressant aussi d’avoir une charge au bouclier contre le Gardien des Souterrains lorsque Lydia vient sauver l'héroïne en difficulté. Cela aurait peut-être rajouté un peu plus encore de dramaturgie mais voilà, on ne pense pas forcément à tout au bon moment.
D'une manière générale le bouclier souligne le souci d'avancer vers un adversaire ayant une plus longue allonge et une arme dangereuse mais il justifie aussi le fait de se défendre. On a une certaine impression d'assaut contre une forteresse qui sert ici totalement le récit des deux combats même si dans un cas il réussit et pas dans l'autre.
Le bouclier, une barrière protectrice |
D'autres combats
Pour aller un peu plus loin essayons d'élargir nitre réflexion à d'autre combats impliquant des boucliers.
Les mauvaises tenues du bouclier
Une première chose qui saute au yeux quand on a des notions de comment manier correctement un bouclier c'est que, très souvent, le bouclier est mal tenu. Par mal tenu j'entends le fait qu'il ne protège pas. Martialement un bouclier, qu'il soit à manipule ou à énarme, doit TOUJOURS être devant son porteur (à moins de couvrir sa tête) pour lui offrir au minimum une protection passive. Or, cette notion que la plupart des pratiquants de GN apprennent assez vite, ne semble pas connue de la plupart des cascadeurs ou escrimeurs de scènes qui laissent souvent pendre leur bouclier. Il faut aussi compter ces grands coups qui emportent tout le corps et le bouclier avec et que même Adorea semble pratiquer (je les critique rarement mais là, je le constate) et auxquels mon film n'a pas échappé. Il faut pas mal d'entraînement pour garder en permanence le bouclier devant soi.
Tenu trop bas, l'aspect visuel de protection est moins efficace. Les effets que j'ai annoncé ne fonctionnent pas ainsi car le bouclier ne semble plus se dresser comme une barrière prête à encaisser les coups, à protéger le porteur lors d'un mouvement audacieux d'avancée vers l'espace de danger.
Le bouclier tournoyant, une erreur ?
Une variante très répandue de ce bouclier mal tenu c'est ce que je surnommerait le bouclier tournoyant. Les combattants passent ainsi leur temps à tournoyer après leurs parades au bouclier. Il semble que cela soit quelquechose d'assez répandu dans l'enseignement anglo-saxon. Les boucliers ont alors à peine un aspect défensif. Certes ils servent à parer mais pas forcément plus que si le combattant possédait une autre arme dans sa main gauche. On peut en faire des variantes plus ou moins "dansantes", plus ou moins virevoltantes mais en tout cas cela n'a aucune martialité. Personnellement je ne suis pas très amateur, même en fait dans un contexte non martial, je ne trouve pas l'effet très réussi mais, surtout, je trouve que c'est une sorte de trahison de l'esprit du bouclier. Après on peut aimer et il y a des combats assez réussis avec cette technique malgré tout.
En revanche on perd là encore l'aspect retranchement, l'aspect assaut de forteresse du bouclier lorsqu'il est tenu toujours face à l'adversaire, toujours en protection. Le bouclier virevoltant ou tournoyant ne rend plus du tout cet aspect là et on est totalement dans une autre philosophie que je trouve, du coup, moins intéressante, moins exotique.
Voilà, ça virevolte, ça en met plein la vue, mais ça ne raconte pas la même histoire...
Une proposition : l'invincibilité défensive
On l'a vu, dans mon court-métrage Lydia était essentiellement en position d'ouvreuse, c'est elle qui allait vers l'adversaire pour attaquer ou provoquer une attaque. Il n'y a qu'à la fin du dernier combat qu'elle utilise son bouclier de manière totalement défensive et en réaction aux assauts de l'adversaire.
On ne peut donc que s'interroger de ce que serait un combat avec un personnage maniant un bouclier et qui en ferait quelqu'un donnant l'impression d'être impossible à toucher. Il est fort probable que le bouclier renforcerait cet aspect d'invincibilité, d'invulnérabilité. Je l'imagine plus pour un personnage d'antagoniste mais cela peut aussi fonctionner sur un héros posé d'emblée comme un combattant accompli. En ce cas on peut même l'imaginer affronter plusieurs adversaires en même temps (ce qui, martialement, est une réalité, un bouclier est très utile dans ces situations).
C'est ce qui a été tenté, du moins sur la première moitié de ce combat de Lagerta dans la saison 6 de la série Vikings. Vous noterez qu'elle ne se protège pas assez de son bouclier ce qui, je trouve, amoindrit un peu l'effet, malgré tout elle semble très longtemps invincible avec son bouclier. Invincibilité qui diminue peu à peu lors du combat et que la détérioration progressive de son bouclier symbolise bien. Si ce combat n'est pas parfait il reste très intéressant et original.
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Voici donc pour ces quelques réflexions issues d'une agréable surprise et d'une expérience de tournage. Je trouve encore que les boucliers sont sous-exploités dans nos combats ou au cinéma. Dans les cinémas et les séries on voit même trop souvent les personnages s'en séparer pour continuer avec une arme seule, une totale aberration !!!
Il y aurait encore beaucoup d'autre choses à explorer, notamment avec les boucliers à manipule qui permettent d'attaquer avec la tranche du bouclier ce qu'il est presque impossible de faire avec un bouclier à énarme.
En tout cas je pense qu'il faut continuer à creuser l'aspect retranché du bouclier, le sentiment de danger d'une attaque qu'il concrétise bien mieux que toute autre arme. Je ne peux que vous inciter à vous procurer ou à fabriquer un bouclier et à tester par vous-mêmes.